C’est avec panache que l’Opéra royal de Wallonie relève en ce moment le défi que représente toute production des Puritani surtout quand on prétend, comme c’est le cas, à une exécution intégrale. La distribution réunit en effet deux excellents solistes flanqués de deux partenaires moins exceptionnels mais d’un niveau qui ne compromet pas la réussite, à laquelle participe la tenue des chœurs et de l’orchestre, réussite qui rend secondaires les options de la mise en scène.
On ne parvient pas, après avoir vu le spectacle et lu ses notes préparatoires, à comprendre le dessein de Vincent Boussard. Dans le bref prélude dont les couleurs et les accents préparent les spectateurs au drame on leur montre un enterrement ; ce serait celui de Bellini. Le trou de la sépulture deviendra le passage par lequel fuiront Arturo et la captive royale, mais il aura disparu auparavant sous un piano de concert – allusion à Chopin et à son amour des mélodies de Bellini ? – sur lequel on voit Elvira gésir dans une vaporeuse robe blanche. La créature mystérieuse de noir vêtue qui se penche sur elle est-elle la fée Carabosse jetant un sort à la Belle au bois dormant ? On la reverra souvent, présence pour nous intempestive qui affaiblit l’intensité dramatique des situations qu’elle pollue. Il serait long de détailler les propositions – le couvercle du piano s’élevant dans les airs et devenant miroir du cadre où git, semble-t-il, un double d’Elvira, l’apparition furtive de dames empanachées le temps de créer des ombres chinoises – mais leur dénominateur commun est une intention esthétique dont on cherche encore quel lien étroit elle entretient avec l’œuvre.
Zuzana Markova (Elvira) et Lawrence Brownlee (Arturo) © dr
Mais à cet objectif évident, décor, costumes, lumières et vidéos participent. Dans le pan de mur en arc de cercle Johannes Leiaker ouvre trois étages percés d’arcades symétriques. Devant les deux plus hauts courent des praticables d’où l’on peut observer l’espace de la scène et interagir – observer, écouter, commenter, répondre, épier – et les chœurs s’y disposeront pour former des tableaux éphémères. Les lumières de Joachim Klein caressent les fameux roses de Christian Lacroix qui les emploie en camaïeux allant jusqu’au pourpre éteint ou rassemble des grisailles rehaussées de grands cols de dentelle, sans s’astreindre à une étroite cohérence temporelle car les hommes sont uniformément en noir 1830. L’usage des vidéos est moins heureux, tant elles semblent à visée platement illustrative du texte ou chercher vainement l’équivalence entre images et musique, comme pour les éruptions volcaniques et les jets de matière en fusion au début du troisième acte.
Mais tous ces aspects du spectacle, s’ils peuvent nuire à la force dramatique – le traitement de l’oncle, par exemple, éveille des souvenirs d’un autre impact – ne peuvent nuire à la magnificence vocale d’Elvira et d’Arturo. Auprès d’eux, quels que soient leurs mérites, Mario Cassi et Luca Dall’Amico jouent le rôle du « contorno », de la garniture qui accompagne le mets principal. Le premier surprend agréablement par une fermeté et un mordant qu’on ne lui connaissait guère ; mais il semble avoir de la peine à maintenir la tension et comme pour donner le change il grossit la voix, au risque d’altérer la ligne. Néanmoins sa prestation est honorable et sa composition méritoire, ne serait-ce que pour le long moment où il doit rester figé le pistolet à la main. Luca Dall’Amico n’a pas ce souci, son émission reste ferme et on apprécie la solidité de sa voix de basse, que l’on savourerait probablement davantage si la direction d’acteurs avait donné à son personnage l’épaisseur humaine que d’autres ont su lui conférer. Le duo célèbre qui les réunit fonctionne bien, avec les nuances de leur voix respective. Irréprochable l’Enrichetta d’Alexise Yerna, de propreté vocale et de tenue scénique, tout comme les interprètes des rôles du père d’Elvira, Alexei Gorbatchev, et de l’ami de Riccardo, Zeno Popescu. Le flottement de la première attaque du chœur sera vite oublié car aussitôt après il prouvera une belle homogénéité et une belle préparation des divers registres. Aurait-on pu lui demander de chercher un son se rapprochant des chorales luthériennes, pour raffiner encore dans la préparation musicale ? D’expérience, c’est un merveilleux souvenir.
A l’affiche pour la première fois à Liège, Lawrence Brownlee et Zuzana Markova semblent avoir conquis le public de l’Opéra royal. C’est toujours une joie très vive d’être témoin de l’évolution positive d’un chanteur ; celle de Lawrence Brownlee, découvert à Bad Wildbad, a été patiente, mais il confirme, un an et demi après son spectaculaire Idreno de Munich, une insolente splendeur vocale qui lui permet d’affronter dans le ton et avec la facilité apparente indispensable au « belcanto » les ascensions meurtrières du rôle écrit pour Rubini. Virile et souple, homogène et claire, son émission captive, et la fluidité désormais totale de la diction de l’italien y contribue. Les accents peuvent être fermes ou mélancoliques, l’expression impose toujours sa justesse. L’ascension des sommets, pic après pic, suspend aux lèvres du chanteur et l’on sourit d’aise et de contentement parce que l’exploit reste du chant pur. De Zuzana Markova, qui d’emblée s’imposa à nous comme une artiste complète, dans sa Lucia marseillaise, excellente technicienne, excellente musicienne et donc à même de comprendre toutes les nuances d’un personnage, comédienne sensible et versatile, capable d’émouvoir comme d’amuser, on attendait évidemment beaucoup et c’est bien ce que l’on eut. Perfectionniste, elle assurait après avoir eu une baisse de tension. Peut-être. Cela expliquerait l’absence de suraigu au finale. Mais avant, combien de montées dans l’éther, de trilles, de piani, de diminuendi et de volées descendantes dévalées mais égrenées comme des perles, sans que ces indications techniques soient autre chose que l’effusion de l’âme d’Elvira !
Le bonheur supplémentaire, c’est que ces performances artistiques se fondent dans une cohésion qui fait des moments où leurs voix se marient des instants de délice, les timbres s’appariant et la musicalité faisant le reste. Sans doute la directrice musicale – elle est indiquée comme « directeur » sur le programme, mais la fonction est-elle par essence vouée au masculin ? – Speranza Scappucci a-t-elle sa part dans ces fusions réussies, à en juger par la maîtrise tranquille qu’elle laisse paraître. On a annoncé une exécution intégrale, avec des moments souvent coupés, tel le trio du premier acte : « Se il destino a te m’invola », le cantabile du duo entre Arturo et Elvira et la cabalette finale. C’est dire que l’œuvre prend une dimension supérieure, qu’il s’agit de dominer. Speranza Scappucci y parvient en donnant l’image d’une force tranquille, qui contrôle exactement les impulsions à donner, modèle souplement les inflexions et dont la gestuelle précise exclut l’approximation. Il en résulte une lecture qui manque peut-être un peu de flamme, mais revêt assez de caractère pour résoudre la quadrature, exprimer les passions sans brimer les interprètes. Le public l’associe au triomphe général, plus marqué pour le couple amoureux. Une captation vidéo est prévue pour Mezzo.