C’est peut-être dans ses vigoureuses saveurs instrumentales que l’œuvre de Jean-Philippe Rameau semble le moins marquée par le sceau de son époque. Il y a une jeunesse insolente dans cette musique qui court et danse sur des timbres coruscants. Ces accents dramatiques alliés aux douceurs lyriques semblent d’ailleurs faire l’objet d’un regain d’intérêt ces derniers années conduisant Hippolyte et Aricie au-devant de la scène, en France comme à l’étranger, de Berlin à Glyndebourne en passant par Zurich. Les théâtres revisitent ainsi l’œuvre dans divers habits et approches qui voient s’affronter les partisans de la voie historique et les maîtres de la transposition, sans oublier une voie médiane, celle de la poésie d’où surgit le rêve et un temps hors du temps qui semble s’étirer sans douleur, comme dans la mise en scène fort réussie d’Yvan Alexandre pour l’opéra de Toulouse. Mais hier soir, au Théâtre des Champs Elysées, Hippolyte et Aricie était présenté dans une version concert, évitant ainsi l’écueil des discussions sur la parure dont on doit vêtir cet opéra, même si une certaine mise en espace n’était pas ici totalement absente, à travers les gestuelles et les déplacements des chanteurs.
Et c’est une prestation d’un beau raffinement qu’il nous a été donné d’entendre, comme un juste écho à la langue de l’abbé Pellegrin, librettiste de cette première tragédie lyrique de Rameau. La prestation des interprètes (ceux mêmes qui sont actuellement dans la même oeuvre sur la scène du théâtre de Zurich), nous fait lire sur chaque visage, dans chaque attitude, dans chaque mouvement l’émotion dont ils sont les émissaires. La partition vit comme un être de chair et de sang. Cet engagement d’ensemble des corps et des voix nous fait imaginer, l’atmosphère de la partition, ses toiles peintes, ses perspectives, ses couleurs automnales, sa symbolique aussi. La distribution de très belle tenue est incontestablement dominée par l’Hippolyte juvénile et lumineux de Cyrille Dubois dont l’élégance de la ligne de chant et la délicatesse du legato font ici merveille et la Phèdre incandescente de Stéphanie d’Oustrac. Tragédienne née, elle habite son personnage avec une telle conviction qu’elle séduit tant dans la rage exprimée que dans les accents éplorés. Son expérience consommée du récital et de la mélodie française confére incontestablement à son interprétation l’art de sculpter les mots. L’impressionnant Thésée d’Edwin Crossley-Mercer n’est pas en reste. Doté d’une belle projection et une ardeur du verbe, l’excellent baryton-basse francophone (comme son nom ne l’indique pas) met ici en avant ses qualités d’acteurs, son impeccable diction et une voix puissante et solide dans tous les registres, de l’aigu héroïque au grave abyssal.
Le reste de la distribution offre une belle présence aux personnages secondaires, dans des caractérisations habitées, La jeune et fraîche soprano Melissa Petit illumine de son timbre aérien et fruité le personnage d’Aricie avec quelques graves bien timbrés notamment dans son poignant duo avec Hippolyte au quatrième acte. Hamida Kristoffersen parvient à conférer une constellation émotionnelle au personnage guindé de Diane. Si la basse Wenwei Zhang unit à l’ampleur de la voix une verve scénique indéniable, il manque cependant de puissance dans l’extrême grave de sa tessiture pour être le Pluton plein d’autorité et d’allant que l’on souhaiterait entendre. Il semble toutefois plus à son aise en Neptune dans ce style typiquement ramiste, déclamatoire et éloquent, qui caractérise le personnage. La voix, souple, bien timbrée et le jeu dramatique d’Aurélia Legay donnent une belle dimension à Oenone, la nourrice-confidente-manipulatrice. Gemma Ní Bhriain tour à tour grande prêtresse, chasseresse, et matelote se distingue par un superbe timbre. Spencer Lang, qui incarne également la deuxième Parque, prête une voix sonore et ronde à Tisiphone qui se fait particulièrement entendre au début du deuxième acte, lorsque la furie entraîne Thésée aux enfers. Nicholas Scott, ténor à la voix claire et à la diction remarquée, et Alexander Kiechle basse au beau timbre, complètent avec brio la distribution. En les écoutant avec Spencer Lang, on se dit que le trio des Parques, qui se déploie sur le tapis soyeux d’une contrebasse inspirée, est vraiment un pur joyau. Le chœur de Zurich est quant à lui dans une forme éclatante,
A la tête de l’Orchestra La Scintilla de Zurich, l’intrépide cheffe Emmanuelle Haïm se lance à l’assaut du monument, déployant une belle énergie dans une gestuelle ample et nerveuse. Sous cette battue dansante et énergisante, ciselant détails et articulations, l’orchestre est impressionnant de justesse et de virtuosité instrumentale. Il propose des sonorités subtiles, notamment dans la musique la plus audacieuse, celle des enfers. On aurait pu toutefois attendre plus de contrastes et de couleurs de cette lecture électrisante, mais Il est vrai qu’ à force d’entendre des enregistrements enrichis en effets on place un curseur dans l’écoute qui n’est pas forcément au plus juste pour apprécier un Hippolyte et Aricie sur le vif. La direction rend toutefois amplement justice à cette œuvre magnifique, dont André Campra, le rival de Rameau, disait qu’elle comportait assez de musique pour faire dix opéras. Il y a, à l’évidence, dans cette lecture raffinée une vie en ébullition.