Pour célébrer Verdi en son bicentenaire, le Capitole reprend sa production de Don Carlo de 2005. D’une approche de l’œuvre qui ne tend à rien d’autre qu’à la lisibilité on constate avec satisfaction qu’elle a conservé toute son efficacité. Les décors conçus par Ezio Frigerio exploitent judicieusement le champ scénique dans ses quatre dimensions (largeur, profondeur, hauteur et dessous) pour en faire oublier l’exiguïté, donnant l’illusion d’espaces majestueux. Sous les lumières de Vinicio Cheli, ce dispositif contribue à éclairer la situation des personnages. Ainsi le Christ gigantesque qui orne d’abord le centre du plafond en occupe à la fin les deux tiers, suggérant clairement la force écrasante de la religion, ce que montre la tribune d’où les dignitaires ecclésiastiques engoncés dans leurs chapes rutilantes (Francesca Squarciapino) dominent la Cour. Caissons du plafond, cadres de la pergola, ombres de claustra qui quadrillent l’espace, formes géométriques qui découpent et emprisonnent, autant de rappels des règles qui stérilisent les relations humaines et condamnent la sincérité. C’est tout naturellement que Nicolas Joel y insère des personnages qui, en dépit de leurs riches costumes, sont misérables car contraints à la dissimulation et à la solitude affective, ce que leur disposition dans l’espace, dans les ensembles, exprime très clairement. Reprise avec un soin extrême par Stéphane Roche, son ancien assistant, sa mise en scène limpide et sobre – jusqu’à l’apparition finale de Charles Quint – est aussi convaincante que dans notre souvenir.
Comme en 2005, Maurizio Benini est à la baguette. A-t-il enrichi sa lecture ou savons-nous mieux écouter ? C’est aux saveurs astringentes ou douces-amères de la partition que le chef nous semble s’être attaché, mettant en relief, sous la richesse et la beauté mélodiques, les dissonances qui disent la douleur, la menace, et mettent le ver dans le fruit. Le résultat, avec le concours des instrumentistes que sont les musiciens du Capitole, est d’une prégnance poignante. Si l’on ajoute que le chef sait obtenir l’énergie ou le cantabile nécessaire, sans les excès sonores ou les ralentissements sensibles en 2005, qu’à aucun moment la tension ne retombe, on comprendra le plaisir éprouvé. Comme alors, Roberto Scandiuzzi incarne Philippe II. Sa prestation, jugée mémorable à l’époque, n’a rien perdu de son impact vocal imposant, mais elle semble avoir gagné encore en intériorité, et atteint, dans sa sobriété, une grandeur noble qui rendrait sympathique ce triste sire ! Auprès d’eux, trois prises de rôle, et non des moindres ! Dimitri Pittas fait montre dès la première scène d’une grande générosité vocale et d’un tempérament emporté qui convient à la jeunesse irréfléchie de Don Carlo, mais a-t-il intégré toutes les facettes du personnage ? Il semble parfois coléreux quand il devrait être douloureux, et vouloir être toujours sonore ; or ce sont les nuances qui font le prix de l’interprétation. Tamar Iveri, après une difficile Donna Anna, aborde avec Elisabetta un rôle moins exposé dans l’aigu plus conforme à ses moyens, même si les graves de « Tu che le vanità » l’éprouvent ; elle y fait valoir un timbre velouté, une souplesse et un legato adéquats pour exprimer les dolences du personnage, dont elle donne une image théâtrale digne, émouvante et juste. Christian Gerhaher, enfin, pour ses débuts en Posa, sidère tant l’incarnation vocale et scénique est accomplie ; on doit se souvenir que ce grand interprète de lieder a été l’élève de Dietrich Fischer-Dieskau pour deviner que cette performance est probablement le fruit d’une préparation minutieuse et exhaustive et non celui d’une longue expérience. En tout cas le résultat est là : la fermeté des accents, la clarté de la diction, la maîtrise de l’émission, le dosage sonore, l’étendue des nuances, la souplesse, c’est un prodige qui va de pair avec une présence théâtrale apparemment si naturelle que le personnage saisit d’emblée et captive sans relâche. Auprès d’eux, Christine Goerke incarne une Eboli impétueuse, sanguine, dont la voix n’a peut-être pas la séduction insinuante de certaines de ses consoeurs mais dont la relative insolence est bien celle d’une favorite qui regimbe à céder le pas à la nouvelle reine, et dont l’étendue vocale ne laisse rien à désirer. Kristinn Sigmundsson, enfin, est un Grand Inquisiteur caverneux, d’autant plus inquiétant qu’il a l’obstination aveugle des vieillards cacochymes. Avec des solistes de cette trempe, les ensembles qui les réunissent sont d’une qualité telle que le plaisir né de la fusion des timbres se mélange intimement au trouble émotif que le texte est chargé d’exprimer. Ces délices sonores ne sont altérées ni par les rôles secondaires ni par les interventions des chœurs, partenaires à part entière, y compris sur le plan scénique, en particulier dans la scène de l’autodafé.
Au rideau final, quand le drame est consommé, quand l’absolutisme, le fanatisme, l’intransigeance, l’hypocrisie ont mis à mort les idéalistes, les humanistes, on devrait se révolter. Mais quand la représentation a été aussi bonne, est-on coupable de se sentir surtout heureux d’y avoir assisté ?