Avec cet Hamlet, la collaboration entre les deux maisons d’opéras « bretonnes », Nantes et Rennes prouve une nouvelle fois toute sa validité. C’est une soirée de très grande qualité qui est offerte au public rennais, lequel retrouve avec bonheur des habitués du lieu. A leur tête, le formidable Frank Van Laecke qui nous avait déjà enthousiasmé avec une splendide Katia Kabanova et qui applique à nouveau ici son grand sens de l’épure, allant à l’essentiel des enjeux du livret. Il faut dire que ce dernier est lui-même allégé des intrigues secondaires de la pièce de Shakespeare.
La soirée entière se déroule dans un univers dépourvu de couleurs, qui, du noir au blanc, déploie tout un camaïeu de gris. Hamlet a installé son galetas dans un tombeau, au pied de l’urne funéraire paternelle. Cet espace bouché n’occupe que le proscénium, ce qui accentue l’impression d’enfermement. Dès l’ouverture nous adoptons donc le point de vue du héros : tout espoir de rédemption nous est interdit. Car le meurtre du père rend le deuil impossible, l’impératif de sa vengeance scelle le destin du prince.
Ce temps figé dans le drame, c’est celui des cendres qu’Hamlet laissent s’écouler entre ses doigts, celles qui tomberont des cintres pour clore le spectacle, celles qui habillent ou maculent les personnages pour en faire des âmes grises.
Tel l’héritier du Danemark, nous contemplons le monde comme à travers un miroir, lorsque la paroi du caveau s’efface pour encadrer de superbes tableaux arrêtés ou des scènes d’orgie qui convoquent Offenbach, Bizet. Ainsi, avant même la très réussie parodie de théâtre élisabéthain du second acte, Le monde s’affirme comme un théâtre. Hamlet en est exclu, et nous avec lui.
Le dispositif scénique de Philippe Miesch est donc parfaitement signifiant et d’une insigne élégance. L’énergie du spectacle est toute entière concentrée sur les dilemmes insolubles de ces âmes grises – le héros éponyme, mais également sa mère et son beau-père, amants assassins – qui mettent en valeur l’incandescente pureté d’Ophélie.
Kevin Greenlaw campe un Hamlet de belle prestance. Il dégage une grande sincérité, évite les écueils du sur-jeu pour une incarnation mûre et retenue, d’autant plus prenante. Le chanteur américain ne force jamais sa voix tout en faisant montre d’une notable vaillance. Il s’approprie le français de manière bluffante, car son accent est imperceptible. Confié à un baryton, son rôle prend d’ailleurs une dimension supplémentaire, celle d’une âme abimée, déjà en cendres.
Face à lui, l’Ophélie de Marie-Eve Munger évite également toute mièvrerie pour son incarnation. Le timbre est bien équilibré, les vocalises toujours justifiées émotionnellement, déconcertantes de facilité et de focus. Elle donne naturellement la pleine mesure de son talent dans un fabuleux 4e acte où elle occupe seule le plateau au cours d’une scène de folie saisissante de densité et d’authenticité.
Julie Robard-Gendre, quant à elle, marie une présence souveraine et une sensualité électrique qui résonnent tout particulièrement pour le public rennais qui avait salué sa remarquable Carmen. Le mobile de Gertrude dans le crime, c’est également l’ivresse passionnelle au détriment de toute autre considération. L’objet de sa passion, Philippe Rouillon, gagnerait, lui, à moins de raideur dans ses déplacements mais la voix est toujours superbement projetée.
Il faudrait également citer le Laërte touchant de Julien Behr, le spectre amplifié de Jean-Vincent Blot, le duo juste et dense de Florian Cafiero et Nathanaël Tavernier, celui plein d’allant de Benoît Duc et Mikaël Weill.
Tous bénéficient de la direction toujours aussi généreuse de Pierre Dumoussaud. Soutien sans faille au plateau, il dirige l’Orchestre National des Pays de la Loire avec finesse, travaillant contrastes, nuances, ruptures avec jubilation. Tout comme le chœur d’Angers Nantes Opéra, il profite au mieux de l’éclectisme musical assumé d’Ambroise Thomas pour embarquer l’auditeur dans un grand huit émotionnel haut en couleurs.