On doit avouer avoir été d’abord un peu sceptique en voyant que le Festival de Radio France, qui propose pourtant chaque année de redécouvrir une œuvre rare ou oubliée, programmait cet été l’Hamlet d’Ambroise Thomas. En effet, l’œuvre de 1868, beau succès en son temps qui s’est progressivement émoussé, mais qui a suscité un regain d’intérêt au cours des dernières décennies, est loin d’être inconnue du public. L’Opéra Comique a repris en janvier dernier une production qui avait marqué le public parisien il y a deux ans, alors qu’au même moment, l’Opéra de Saint-Étienne le mettait à l’affiche et que l’Opéra de Paris annonçait pour sa prochaine saison une nouvelle production de cette œuvre créée in loco. De plus, même si chacune a ses faiblesses, deux intégrales studio peuvent faire parvenir l’œuvre aux oreilles qui voudraient la découvrir.
Mais l’originalité revendiquée du projet du Festival de Radio France était de donner à entendre pour la première fois au public la version originale de l’opéra, avant sa présentation au public de l’Opéra de Paris en 1868. En effet, le rôle d’Hamlet, dans lequel de nombreux barytons ont brillé (Thomas Hampson, Simon Keenlyside, Stéphane Degout, et d’autres) a d’abord été pensé et écrit pour une voix de ténor. Ce sont les circonstances de la création de l’ouvrage qui ont décidé du changement de tessiture du rôle principal : pour le directeur de l’Opéra, aucun ténor assez renommé ne semblait correspondre au rôle et c’est finalement le fameux baryton Jean-Baptiste Faure qui fut choisi. Ainsi, Thomas accepta de retravailler sa partition pour qu’elle puisse correspondre à la voix du chanteur, créateur notamment des rôles de Don Rodrigue (Don Carlos) et Nelusko (L’Africaine).
Soit. Mais cela nous révélerait-il vraiment une œuvre différente de celle que l’on connaît déjà ? De fait, le rôle tel qu’il a été initialement écrit par Thomas est assez redoutable : la tessiture est très centrale, exigeant un interprète avec un médium et des graves solides. On repère ponctuellement que des transpositions ont été faites dans les lignes vocales de la partition pour ténor afin de s’adapter à une voix de baryton, mais certains passages sont presque entièrement inchangés et il ne semble à la première écoute n’y avoir aucun changement de tonalité. La présence de nombreux moments tendus dans l’aigu, adroitement écrits pour servir l’expression dramatique de telle ou telle scène, fait cependant basculer le rôle dans une autre vocalité, voire un autre style, peut-être d’apparence plus belcantiste, mais à notre avis plus riche de potentialités dramatiques dans la manière dont elle met en tension l’interprète. Le rôle d’Hamlet se charge d’une couleur plus brillante et apparaît plus contrasté, loin du ténébrisme assez uniforme dans lequel la version pour baryton enserre le personnage shakespearien. Thomas puise son inspiration dans les grands rôles de ténor de Grand Opéra et lui offre une écriture très tourmentée, d’une grande variété expressive, à la fois lyrique et déclamatoire.
C’est donc avec une grande surprise et beaucoup de bonheur qu’on redécouvrait une partition que l’on croyait connaître, non seulement grâce à l’exhumation de cette version pour ténor, dont le travail d’édition revient à la maison allemande Bärenreiter, mais aussi grâce à l’effectif pléthorique d’un orchestre placé sous la baguette flamboyante de Michael Schønwandt. En effet, l’Orchestre national Montpellier Occitanie est richement fourni (à titre d’exemple, il y a quatre bassons et deux harpes !) et exalte la dimension « Grand Opéra » de l’ouvrage par des coloris brillants et des tutti grandioses. On aurait pu préférer à certains endroits plus de relief et de nervosité, notamment chez les cordes, mais la direction du chef est claire et tenue : il met en avant les originalités et les meilleures inventions de la partition, comme ces solos de cor, de trombone et de saxophones servis par des instrumentistes remarquables, et n’hésite nullement à rendre aux passages les plus académiques leur efficacité dramatique ou leur délicatesse d’écriture, comme dans le chœur d’ouverture de l’opéra.
Et que dire d’une distribution proche de l’idéal, rendant totalement justice à l’œuvre, qui a soulevé la salle et mené le public vers une standing ovation ? John Osborn est Hamlet. Le ténor américain possède un ambitus très étendu, mais le placement très central de la partition a pu mettre, très naturellement, la projection de certains de ses aigus à l’épreuve. En grand artiste, il met à profit ces petites difficultés vocales pour incarner un Hamlet au bord du déchirement. Le chanteur offre un français d’une clarté exemplaire et sert avec une musicalité absolue la partition de Thomas. Chacune de ses interventions est incarnée, sur le plan musical et dramatique, avec une somptuosité de timbre et un naturel théâtral assurés. Il apporte au personnage autant de délicatesse que de flamme : remarquons par exemple la manière très douce avec laquelle il adresse à Ophélie son premier « Allez dans un cloître », sur le ton d’une cantilène, avant d’y inoculer une rage désespérée lors de la reprise.
Jodie Devos & Michael Schønwandt © Marc Ginot
Nous avions déjà observé récemment, lors de la production du Mignon du même Ambroise Thomas à Liège, l’étincelante éclosion de Jodie Devos, depuis toujours une chanteuse admirable, mais qui prouve encore en Ophélie qu’elle est une des plus brillantes artistes du monde lyrique actuel. La voix est charnue sur l’ensemble de la tessiture, jusque dans des aigus dardés chargés de sève, et l’interprète d’une virtuosité technique et d’une musicalité rares, ciselant le texte avec justesse et émotion : là un son droit pour exprimer un vertige sur « votre regard me glace », là un aigu volontairement écourté, comme un hoquet, à la fin de sa scène de folie, pour rendre compte de l’égarement mental et physique d’Ophélie. Il suffit de porter un regard sur l’artiste pour voir devant soi se lever le personnage lui-même. Le public ne s’y est pas trompé et lui réserve une longue ovation après son premier air et sa scène de folie au quatrième acte.
Clémentine Margaine est une Gertrude d’une classe folle. Enveloppée dans son timbre sombre et portée par un maintien d’une grande autorité, cette reine impressionne autant qu’elle émeut. Certains aigus paraissent un peu tendus, mais l’engagement dramatique de l’interprète fait tout tenir avec beaucoup d’art. Le duo entre la reine et Hamlet, qui conclut le troisième acte, peut-être le sommet dramatique de la partition, est rendu avec passion. On entend dans sa voix et on voit dans ses yeux passer le désespoir de la mère accablée par son fils.
Clémentine Margaine © Marc Ginot
Le roi Claudius est campé avec humanité par Julien Véronèse, très loin de la veulerie à laquelle on associe souvent le personnage. La voix est homogène, clairement émise et la diction ne souffre d’aucun défaut. Le rôle de Laërte est assez court, mais Philippe Talbot tire son épingle du jeu grâce à une émission claire, qui se différencie du métal de la voix d’Hamlet, et apporte au personnage beaucoup de la poésie qu’il a perdue en passant entre les mains des librettistes de l’opéra.
Tomislav Lavoie et Rodolphe Briand incarnent quant à eux les deux amis d’Hamlet, Horatio et Marcellus, ainsi que les deux fossoyeurs du début du dernier acte. Quel duo idéal ! Le premier possède une voix de baryton savoureuse, qu’il manie avec ductilité et le second une voix de ténor franche, émise sans couverture excessive, qui lui permet d’avoir une diction aussi précise que s’il parlait. Ces personnages sont rendus à leur dimension « de caractère » par ces deux grands artistes.
Jérôme Varnier hante le rôle du feu roi depuis quelque temps et il connaît suffisamment ce qu’il doit chanter pour ne pas avoir à regarder sa partition. D’un hiératisme bienvenu, avec assez de mordant dans la voix pour exhausser sa présence, son Spectre impressionne. Enfin, Geoffroy Buffière complète idéalement cette distribution, dans le rôle de Polonius, lui aussi réduit à peau de chagrin par les librettistes…
Comme pour la récente Frédégonde tourangelle, le Chœur du Théâtre national du Capitole vient renforcer les rangs du Chœur de l’Opéra national Montpellier Occitanie. Les choristes donnent beaucoup de relief aux scènes d’ensemble et abordent avec une immense délicatesse le somptueux chœur à bouche fermée qui introduit la mort d’Ophélie.
Le concert était capté et sera diffusé sur France Musique prochainement, permettant de garder une trace de cette surprenante version pour ténor, qu’on espère voir donnée plus souvent !