Existe-t-il compositeur plus méprisé qu’Ambroise Thomas ? Si Hamlet figure encore au répertoire, c’est à en croire les mauvaises langues parce qu’il offre au baryton un rôle de premier plan et à la soprano, une de ces scènes de folie qu’affectionne le répertoire romantique. La première représentation en Suède de cet opéra, près d’un siècle et demi après sa création à Paris, montre qu’il vaut mieux que sa réputation, sous certaines conditions.
A commencer par une mise en scène sachant prendre la distance nécessaire avec un sujet qui, depuis Gotlib, prête à sourire. Pour dépoussiérer le propos, si tant est qu’il faille lui donner un coup de neuf, Stephen Langridge le transpose à notre époque. Des femens, seins nus, perturbent le mariage de Claudius ; les danses des paysans au 4e acte se transforment en manifestation politique, sévèrement contenue par un cordon de policiers ; la scène du cimetière se déroule dans une morgue où les fossoyeurs chahutent les cadavres… Paris s’en scandaliserait, le public de Göteborg s’en amuse, accompagnant de rires épais le déroulement du 5e acte – qui, happy end ou non, n’est pas le plus inspiré de la partition (les deux versions, dite de Paris et de Londres sont présentées en alternance).
Depuis l’Avant-Scène Opéra, on sait que la musique de Thomas souffre d’abord d’une inégalité d’inspiration. A côté de pages bâclées ou conventionnelles, il y a des scènes d’une force dramatique indéniable, flattées par une orchestration recherchée : l’apparition du spectre, le finale du 2e acte, le duo entre la reine et le roi (ici rétabli quand le ballet, lui en revanche, passe à la trappe), l’affrontement entre Hamlet et sa mère, la scène de la folie évidemment… Le mérite de cette nouvelle production est de les sertir dans un cadre scénique où ces coups d’éclat théâtraux trouvent leur entière signification. Édifié en 1994, l’Opéra de Göteborg bénéficie d’installations techniques autorisant des changements de décors à vue, ou presque. Tour à tour salles d’un vaste palais, rue encombrée de palissade, funérarium, les tableaux se succèdent horizontalement ou verticalement dans un souci de mouvement que le metteur en scène a élargi aux interprètes.
© Mats Bäcker
Il n’en faut pas davantage pour propulser Thomas Oliemans au premier plan. Dans un français sur lequel peuvent prendre exemple ses partenaires, le baryton épouse l’entière dimension, vocale et scénique, du rôle d’Hamlet. Qu’il ait beaucoup écouté Thomas Hampson, dont l’enregistrement dirigé par Antonio de Almeida (EMI, 1993) sert aujourd’hui de référence, ne fait pas de doute. Faut-il le lui reprocher lorsqu’à l’instar de son modèle, l’art de la déclamation, si nécessaire à l’opéra français, s’accompagne des nuances nécessaires à l’expression de sentiments contrastés et complexes. Être ou ne pas être, telle n’est plus la question : Hamlet ici existe par son insolente fragilité, par l’arrogance de sa jeunesse (les couplets bachiques) et techniquement, par la souplesse d’un chant ample et timbré dont l’aigu, aujourd’hui assuré, sera peut-être la faiblesse de demain.
Pour l’heure, rien ne l’ébranle, pas même la longueur épuisante de la partition, pas même la direction fracassante de Henrik Schaefer pour lequel « grand opéra » semble signifier avant tout démesure et éclat, sans que l’équilibre des volumes heureusement n’en pâtisse. Seuls, les cors se trouvent plusieurs fois en situation délicate car trop exposés.
Sous l’emprise conjuguée du parti pris scénique et de cette lecture emphatique, les chœurs adoptent un ton uniformément martial dans une langue énigmatique. Comment plus généralement ne pas déplorer l’insuffisance de la diction des interprètes à des degrés divers – Thomas Oliemans excepté. Joachim Bäckström par exemple demeure intelligible mais son ténor heurté s’avère inadapté au style de Laerte. Même vêtu d’un treillis, le fils d’un grand Chambellan veut davantage d’élégance. Ecartelée entre sensualité et culpabilité, Katarina Karnéus dresse sur deux talons aiguilles une Gertrude immense, irréprochable en termes de largeur et de couleurs mais à la prononciation perfectible. Paul Whelan marmonne plus qu’il ne chante le rôle de Claudius d’une voix dont la projection est le premier des atouts. Ditte Højgaard Anderson, enfin, triomphe en Ophélie. Si la silhouette blonde est effectivement idéale, on avoue avoir peu apprécié son soprano grelottant, avare d’effets et absolument incompréhensible.
Sur le plan de la langue, les seconds rôles hélas ne rachètent en rien les premiers. Une récente pétition laissait entendre que les chanteurs français se trouvaient aujourd’hui dans l’obligation de chercher des engagements à l’extérieur de nos frontières. Pas en Suède apparemment. Dans un ouvrage emblématique de notre répertoire, leur présence aurait été bienvenue.