Parmi les innombrables formules dont la culture anglaise s’est enrichie grâce à Hamlet, on trouve celle-ci, les derniers mots que prononce le héros : « The rest is silence ». Lorsqu’on découvre l’opéra commandé par le festival de Glyndebourne d’après la plus célèbre tragédie de Shakespeare, on est tenté de penser que bien des prétendus opéras contemporains ne sont eux aussi guère plus que du silence face à la réussite incontestable de ce Hamlet de Brett Dean. De qui ? D’un compositeur australien né en 1961, qui avait jusqu’ici écrit un seul opéra, Bliss, créé à Sydney en 2010, et dont la mise en scène était déjà assurée par Neil Armfield. Avec Hamlet, Brett Dean nous montre ce que peut, ce que doit être un opéra écrit aujourd’hui : une musique sans concession, qui ne regarde pas servilement vers le passé, mais aussi une musique qui est écrite pour la voix, par un compositeur qui aime les voix. Avec une modestie louable, Dean signale que quelques-unes des idées les plus frappantes de son opéra lui ont été suggérées par Vladimir Jurowski : en lui signalant les dimensions relativement modestes de la fosse, il lui a donné l’idée de placer des instrumentistes dans la salle, et en attirant son attention sur la qualité du chœur maison, il lui a inspiré ce qui est peut-être l’une des caractéristiques les plus personnelles et les plus admirables de cet opéra. Le chœur est en effet très présent, non pas dans sa fonction traditionnelle de masse vocale s’exprimant sur scène, mais en tant qu’instrument parmi tous ceux de l’orchestre : huit chanteurs se font entendre à tout moment, au même titre que les cordes ou les cuivres, parfois sur un texte, parfois sur de simples sons, parfois sous la voix des solistes, parfois comme élément musical indépendant. Le procédé est particulièrement saisissant lors de la scène de l’apparition du spectre, mais dès les premières minutes de l’opéra on comprend qu’on a affaire à une œuvre où l’oreille, sans être caressée par aucune facilité passéiste, trouvera néanmoins son compte dans la superposition des différents timbres. Autre atout précieux : le livret de Matthew Jocelyn s’appuie sur la pièce dont il respecte le déroulement, en ajoutant simplement un premier monologue pour le héros en lever de rideau, en modifiant l’ordre et l’attribution de certaines répliques, et en s’offrant même le luxe de jouer sur les différentes versions du texte shakespearien. Il y a aussi de l’humour dans cette tragédie, avec les personnages de Rosencrantz et Guildenstern, sorte de Dupond et Dupont, ou plutôt de Gilbert and George, confiés à deux contre-ténors. Bref, l’intelligence du spectateur est sollicitée, mais pas soumise à la torture, comme c’est hélas parfois le cas.
© Richard Hubert Smith
La mise en scène de Neil Armfield a le grand mérite de ne pas tirer la couverture à soi, mais de proposer une lecture claire du drame et de diriger au mieux les acteurs. Le décor de la fête initiale se décompose bientôt en pans de murs qui permettent d’abord de resserrer le cadre, puis montre son envers lorsqu’interviennent les comédiens appelés à jouer Le Meurtre du roi Gonzague. Les costumes renvoient à quelque cour européenne des années 1960, mais tous les personnages ont le visage un peu trop blanchi. Les éclairages sont sobres mais efficaces. Ni vidéo, ni gadget d’aucune sorte.
Quant à la distribution, saluons d’abord la star internationale qui faisait ses débuts in loco : Barbara Hannigan est idéale en Ophélie, la musique et la mise en scène lui permettant d’exprimer peu à peu le trouble qui s’insinue dans son esprit, pour culminer avec une scène de la folie où le compositeur a su mettre en valeur sa facilité dans l’aigu et où, quasi nue, elle livre une prestation extrêmement physique. Allan Clayton dispose lui aussi d’une partition sur mesure qui ne ménage pas ses forces, et il tient jusqu’au bout le pari d’un Hamlet vibrionnant, presque constamment en scène, qui porte sur ses épaules toute l’action de cet opéra. Sarah Connolly ne dispose d’aucun morceau de bravoure mais n’en campe pas moins une Gertrude touchante dans sa détresse face à son fils ou lors de la mort d’Ophélie qu’elle vient annoncer. Toujours doté d’une voix de stentor alors que ses débuts à Glyndebourne remontent à il y a presque un demi-siècle, John Tomlinson est le plus spectaculaire des spectres, et revient très logiquement en comédien jouant le roi Gonzague, ou en fossoyeur, autre figure liée au passé d’Hamlet. Vu notamment à Lille en Erik du Vaisseau fantôme, David Butt Philip est un alerte Laërte, ici un protagoniste à part entière plutôt qu’un comparse. Rod Gilfry est très bien en assassin hypocrite, mais Jacques Imbrailo, le meilleur Billy Budd du moment, est un peu sacrifié en Horatio. Désormais abonné aux rôles de ténor de caractère, Kim Begley est un savoureux Polonius, tout comme sont inénarrables Rupert Enticknap et Christopher Lowrey en Rosencrantz et Guildenstern. Chapeau au Glyndebourne Chorus pour sa participation ici plus que jamais essentielle, ainsi qu’au London Philharmonic Orchestra qui semble comme un poisson dans l’eau lorsqu’il interprète cette musique d’aujourd’hui.
On se réjouit de penser qu’un DVD suivra peut-être, dans la mesure où cette production va être filmée et diffusée dans les cinémas britanniques. Par ailleurs, acte courageux concernant une création, cet Hamlet sera proposé cet automne dans le cadre de « Glyndebourne on Tour », avec une distribution entièrement renouvelée, et où le rôle-titre sera repris par David Butt Philip.