L’opéra s’ouvre sur le désespoir de l’empereur Hadrien à la fin de sa vie : malade et nostalgique à en mourir des moments passés avec son jeune amant Antinoüs. Deux fantômes opportuns se proposent de lui faire revivre ces moments et de lui révéler la raison de sa mort mystérieuse, au prix de l’écrasement des juifs de Judée dont la religion monothéiste menace le panthéon romain. Ce sera aussi l’occasion pour l’empereur de revoir Sabina, sa femme peu regrettée. Les tableaux s’enchainent : rencontre avec Antinoüs, scène de chasse où le jeune homme sauve Hadrien d’une attaque de sanglier, scène d’amour, fête et enfin « sacrifice » de l’échanson ourdi par l’épouse jalouse et le chef des armées inquiet de tant de lascivité. Le livret de Daniel Macivor est bien construit, son texte à la grammaire lapidaire et hiératique se veut marmoréen telle une statue, mais n’évite souvent pas l’écueil du stéréotype, à trop convoquer de grands concepts délavés (« c’est l’amour qui sauve le monde »).
La musique, elle, ressemble à du Sondheim pastichant du Chostakovitch, il y a pire comme inspiration. Etonnamment, la composition de Rufus Wainwright nous a semblé plus réussie dans les passages symphoniques (orchestration très fournie et contrastée ; très belle scène d’amour, juste après l’entracte, dommage que la moitié de l’assistance ait disparu) que dans l’écriture vocale (bien loin de la mélodie de la chanson, on collectionne plutôt ici tout ce que fait craindre ce répertoire à beaucoup : écarts de tessiture surhumains, dysharmonie assumée, cris et hystérie répétés…).
© Toti Ferrer
Totalement différente de la production de Toronto, où l’œuvre fut créée en 2018, la scénographie a été ce soir entièrement réinventée par Jörn Weisbrodt. Sur des photographies de Mapplethorpe projeté en arrière-scène à coté de sous-titres stylisés, les chanteurs évoluent dans une semi-version de concert. Ce ne sont pas les photos les plus dérangeantes du célèbre artiste américain qui ont été retenues (à une belle érection dans la scène d’amour et quelques personnages SM bien costumés près), plutôt le versant très stylisé et épuré de son œuvre, notamment des fleurs, des nus beaux comme l’antique ou des portraits d’artistes. Certains reviennent d’ailleurs comme des leitmotiv ou associés à des personnages (Louise Nevelson est la figure de la mort ; Frank Diaz le chef des armées). Cela fonctionne assez bien et offre un écho contemporain à cette histoire d’amour homosexuelle du IIe siècle après JC. Au pied de ces projections, la direction d’acteur est efficace, dans un parti pris de distanciation assez fécond : les pupitres qui tombent à la mort d’un personnage, leur nom écrit sur des feuilles de papier, les chanteurs qui tantôt tournent les pages de leur partition et tantôt jouent pleinement leur rôle…
De tous les chanteurs réunis sur scène, le plus agé est pourtant le plus remarquable. Dès ses premiers « Antinous » lancés avec la même force que les invocations d’Elektra chez Strauss, comme pour résonner outre-tombe, on comprend que Thomas Hampson est toujours l’empereur des barytons. Un empereur sur le déclin certes (vibrato très envahissant, émission plus irrégulière, prononciation chuintée encore plus notable qu’auparavant), tout comme celui qu’il incarne. L’on est heureux qu’un tel artiste puisse se voir offrir un rôle à sa mesure actuelle, plutôt que de risquer la comparaison avec ses précédentes interprétations de rôles abordés dans ses meilleures années. Autour de lui, beaucoup d’artistes locaux qui peinent à se hisser au même niveau, mais ne déméritent pas non plus. C’est d’abord la Sabina incendiaire de Vanessa Goikoetxea : poussée dans ses retranchements, la voix n’est vraiment pas très belle, mais quelle énergie ! L’assurance technique qu’elle met dans les contorsions vocales hystériques de la partition est une forme de belcantisme post-moderne. C’est ensuite l’Antinoüs de Santiago Ballerini au timbre et à l’émission remarquables. Mention également pour la Plotina d’Alexandra Urquiola et son beau contralto très dramatique. Enfin l’orchestre et le chœur du Teatro Real de Madrid ne ménagent pas leur efforts pour rendre justice à ces pages flamboyantes et exigeantes sous la direction attentive de Scott Dunn.