Les forces de l’Opéra national de Paris ont eu la permission, ce mardi 19 avril, de quitter les fosses qui leur sont familières pour jouir de la visibilité grisante que procure l’écrin de la Philharmonie de Paris, à l’occasion d’une représentation des trop rares Gurrelieder d’Arnold Schönberg.
L’œuvre est, à bien des égards, hors normes : pour l’orchestre, une écriture d’une somptuosité rare, qui porte aux sommets l’opulence post-romantique ; pas moins de 150 instrumentistes sont sur scène, auxquels s’ajoutent plus de 130 choristes. Aux solistes, il revient de faire un sort à des parties vocales qui n’ont rien à envier aux rôles wagnériens les plus lourds. De ces presque 300 exécutants, il est attendu enfin qu’ils restituent la variété de climats qui découle des superbes textes de Robert Franz Arnold, depuis l’extase amoureuse du début jusqu’au glas funèbre et grinçant qui accompagne le cortège des trépassés.
Le défi a t-il été relevé ? En grande partie, mais pas totalement. La faute en revient au contenant plus qu’au contenu.
A l’actif de cette soirée, on placera sans hésiter au premier rang les solistes. L’Opéra national de Paris avait bien fait les choses en distribuant une quinte flush royale, dominée de haut par le Waldemar d’Andreas Schager, qui ne mérite que des éloges. Se moyens vocaux sont proprement ahurissants, et lui permettent de se jouer sans encombre de la tessiture impossible de « Ross, mein Ross » ou de « Herrgott, weisst du, was du tatest » : métal d’airain, puissance, projection, timbre barytonal… On tient là un grand Siegfried ou un Tristan d’exception, et il n’est gère étonnant que Bayreuth ait mis la main, pour ses prochaines saisons, sur cette pépite issue de l’école Barenboim (pas la plus mauvaise que l’on connaisse). Surtout, ces qualités strictement vocales se doublent d’un investissement dramatique remarquable. Ce Waldemar n’oublie jamais de raconter une histoire, de la vivre, pour mieux la faire partager. Le sens du récit, les allègements de « Du wunderbare Tove » sont suprêmement émouvants. Cette capacité à mettre des moyens vocaux hors du commun au service d’une incarnation poétique souvent déchirante est digne des plus grands.
On retrouve cette opulence chez la Tove d’Irene Theorin, elle aussi abonnée aux grands rôles wagnériens et straussiens. C’est souvent impressionnant et démonstratif, surtout au début. La fin de la première partie voit la chanteuse plus prudente, comme soucieuse de ménager sa voix pour sa dernière intervention (le fameux « Kuss » final, sur lequel elle ne s’est au demeurant pas attardée). On lui reprochera toutefois une forme d’impassibilité, une impression tenace de rester extérieure à ce qu’elle chante, ce qui, du coup, crée un déséquilibre dramatique entre ses interventions et celles de Waldemar. De manière symptomatique, les deux sont placés de part et d’autre de l’estrade du chef, ce qui a pour effet d’annihiler toute velléité de communion dramatique dans ce véritable quatrième acte de Tristan et Isolde.
Le Klaus-Narr d’Andreas Conrad, véritable double vocal de Mime, truculent et cauteleux à souhait, tout comme le Paysan de Jochen Schmeckenbecher, sont parfaits. On saluera avec respect et émotion la prestation du vétéran Franz Mazura en récitant. L’âge n’a rien émoussé de ses talents de diseur, et le public lui a réservé une ovation plus que méritée.
En Waldtaube, Sarah Connolly remporte également les suffrages : elle aussi a à coeur de livrer au public un récit, vivant et engagé. Tour à tour véhémente et éplorée, son sens des nuances est admirable, et elle s’appuie sur un timbre des plus homogène. Sa technique solide lui permet de négocier avec habileté les difficultés qui émaillent son récit. Il est simplement dommage qu’elle ait été par trop couverte par l’orchestre sur la fin (à partir de « Sonne sank »).
On touche là à ce qui constitue la principale limite de cette soirée : lors de l’exécution d’une oeuvre aussi riche orchestralement, il faut reconnaître que l’acoustique de la Philharmonie se révèle redoutable pour les chanteurs. A la tête de l’Orchestre de l’Opéra national de Paris, Philippe Jordan, en chef expérimenté, a à l’évidence bien identifié la difficulté. De manière très nette, dès lors qu’interviennent les solistes, sa direction est surtout soucieuse de tempérer le flot orchestral, pour éviter qu’il ne couvre trop les voix. A l’inverse, lors des passages purement orchestraux, il lâche la bonde, et l’orchestre est invité à laisser libre cours à la luxuriance pléthorique de l’écriture de Schönberg, ce qu’il ne se prive pas de faire dans une démonstration de force impressionnante. Pour les solistes, choisis d’un format adéquat, et placés sur le devant de la scène, l’équilibre acoustique parvient – non sans peine – à être préservé. On n’en dira pas autant des choristes, qui ont été les principales victimes de cette soirée. Le Choeur de l’Opéra de Paris, bien que renforcé des forces du Choeur philharmonique de Prague a été, pour la plupart de ses interventions, inaudible et confus. On ne peut que le regretter quand on sait le degré de maturité et de professionnalisme auquel cette phalange était parvenue il n’y a pas si longtemps encore.
Au-delà de cette difficulté réelle liée à l’acoustique de la salle, la direction de Philippe Jordan prend le parti d’une lecture résolument post-romantique, ce qui ne constitue certainement pas un contresens, loin de là. Une fois passés quelques tâtonnements dans la mise en place, perceptibles notamment dans le prélude, la direction joue la carte de la langueur voluptueuse, des effets de masse et des éclats sonores, plus que celle de l’allègement et de la transparence, choix qu’avait par exemple fait, en son temps, Simon Rattle à Berlin. Ce choix, cohérent, rend justice à l’oeuvre, et permet à l’auditeur d’en apprécier pleinement la richesse et la force.