C’est partagé entre le plaisir et l’agacement que nous sommes sorti de cette représentation de Guillaume Tell. Plaisir de réentendre cette œuvre, dans une version basée apparemment sur l’édition critique de la Fondation Rossini – le programme de salle ne l’indique pas, et par instant les paroles s’en écartent – dirigée par un jeune chef prometteur et avec de bons chanteurs. Agacement dû à une mise en scène symptomatique des errements actuels, en ce qu’elle contraint le spectateur à s’interroger sur les intentions de son auteur au lieu de l’amener à réfléchir sur l’œuvre. Celles de Louis Désiré sont probablement bonnes mais il dilue l’essentiel par des options qui rendent obscures les situations. Ainsi pendant l’ouverture, dans le paysage de montagne projeté en noir et blanc en fond et prolongé sur la scène par des formes anguleuses dissimulées par des draps blancs – le manteau neigeux, suppose-t-on –il fait défiler les personnages. Peut-être a-t-il voulu trouver un équivalent à un éventuel défilé de thèmes dans l’ouverture ?
Le premier arrivant porte une plante en pot qu’il mettra plus tard en terre et qu’on verra d’acte en acte grandir et verdir. On découvrira qu’il s’agit de Guillaume Tell ; la plante symbolise-t-elle l’espérance ? On voit ainsi apparaître – les initiés s’y reconnaissent, mais les autres ? – l’épouse de Tell, son fils, Arnold, Walter, Melchthal, Rodolphe, Gessler. Une femme est présente, à jardin, immobile. Quel néophyte aura compris qu’il s’agit de Mathilde, la princesse Habsbourg, étrangère à la communauté suisse ? Et qui découvre l’œuvre comprendra-t-il que l’urne omniprésente anticipe la mort de Melchthal et le deuil d’Arnold ? Diego Méndez-Casariego qui a conçu les costumes, habille la princesse d’un long cache-poussière et les paysans conjurés d’uniformes militaires. Il signe aussi les décors ; une fois « la neige » disparue les formes cachées se révèlent, autant de parallélépipèdes dont l’agencement modifié pourra créer des espaces différents. Ainsi, au début de l’acte II en lieu et place de la forêt – espace naturel propice à la sincérité des sentiments – on voit une chambrée que la mise en scène montre à son lever en présence de Mathilde que certains viennent provoquer, Dieu sait pourquoi. Ainsi à l’acte III, le duo entre Arnold et Mathilde n’a pas pour cadre une chapelle en ruine – lieu saint qui garantit la pureté de la relation – mais un lit où ils s’étreignent. Ces options révèlent-elles quoi que ce soit sur l’œuvre ? Et la « construction » de la barque aux bords de miroirs ?
La famille Tell (Guillaume plante, Hedwige pétrit, Jemmy arrose). Au centre la barque et Ruodi le pêcheur. A droite Walter. © christian dresse
Il serait fastidieux de faire l’inventaire des faiblesses et des obscurités de cette proposition. Bornons-nous pour conclure à mentionner cet énigmatique bloc qui descend des cintres à plusieurs reprises, comme cache-misère dans les scènes de tir à l’arbalète, faute d’un dispositif de trucage efficace. Pendant l’hymne final à la liberté, il vient se poser au centre, comme un énorme bloc doré que les participants vont envelopper d’un linge protecteur, comme un trésor. Un lingot fondateur de l’unité suisse ? Faut-il préciser que l’ascension vers le sublime tourne au fiasco ?
C’est d’autant plus agaçant que le versant musical est délectable et que la distribution vocale, si elle n’est pas sans faiblesse, est globalement très digne et ne gâche pas le plaisir. Après un début difficile, où la voix sonne rêche et le phrasé ampoulé, Alexandre Duhamel se domine rapidement et entre dans le personnage, qui devient ce mélange complexe de tristesse et de révolte, de fierté et d’autorité, grâce à un chant expressif et stylé d’une sensibilité très juste, en général et en particulier dans la scène de la pomme. Enea Scala, dont la prononciation du français est globalement satisfaisante, compose l’Arnold confit dans le deuil qui lui a été prescrit mais vocalement sans doute plus proche de Duprez que du créateur Nourrit. Qu’importe, on peut préférer des montées dans l’aigu en voix mixte mais on ne peut qu’admirer la fermeté, la vigueur et la tenue de ces notes qui font rugir une partie du public. Camille Tresmontant et Cyril Rovery campent respectivement Rodolphe et Gessler. Patrick Bolleire confère à Walter sa présence imposante et le poids vocal qui en fait un partenaire à part entière dans le trio du deuxième acte. Thomas Dear compose un Melchthal senior très convaincant vocalement, malheureusement on peine à voir en lui le doyen de l’assemblée, auquel son âge confère un rôle de guide spirituel, faute d’un grimage adéquat. On ne saurait passer sous silence dans le court rôle de Leuthold l’intervention de Jean-Marie Delpas, remarquable de projection et de clarté, et celle de Carlos Natale , le couard Ruodi.
Angélique Boudeville remporte un vif succès, à juste titre, car elle nourrit son personnage d’une voix pleine et charnue, tant dans les duos avec Arnold que dans ses airs, qu’il s’agisse de « Sombre forêt » ou de « Pour notre amour plus d’espérance » où ses vocalises rendent justice aux ornements rossiniens. A Jennifer Courcier, dans le rôle de Jemmy, on ne fait guère jouer le rôle du travesti ; elle semble mal contrôler ses suraigus qui tendent vers le strident, mais à sa décharge l’orchestre sonne souvent fort et le souci de passer peut l’amener à outrer le son dangereusement. Annunziata Vestri, la malheureuse, est la grande sacrifiée de la production, car c’est surtout son rôle qui est affecté de coupures. On le regrette car le peu qu’elle chante est irréprochable, émission, projection et prononciation.
Coupures, le mot est lâché. La soirée dure quatre heures, dont deux fois vingt minutes d’entracte après l’acte I et l’acte II. C’est sur l’acte IV que les ciseaux se sont exercés le plus sévèrement, sans doute abusivement pour la continuité dramatique et musicale originale, mais parce que des considérations autres qu’artistiques ont pu amener à cette décision. Quoi qu’il en soit, saisissons l’occasion de rappeler qu’il n’existe pas une version « authentique » de l’œuvre, mais des versions. L’édition critique de la Fondation Rossini de Pesaro établie par M. Elisabeth C. Bartlet propose la version la plus probable de l’œuvre au soir de la première en 1829, y compris des musiques écartées par Rossini lui-même. Mais dès le lendemain il supprimait, par exemple, le trio Mathilde, Jemmy, Hedwige du dernier acte, et par la suite consentit à réaliser des versions abrégées, préférant le faire lui-même avant qui que ce soit.
L’orchestre sonne fort, disions-nous. Les instructions sanitaires préfectorales étant de ménager un intervalle entre les musiciens d’environ deux mètres, jouer dans la fosse était impossible. Six rangées de fauteuils d’orchestre ont donc été enlevées et c’est dans une configuration inédite que l’exécution a eu lieu, créant sans doute pour le chef d’orchestre bon nombre de difficultés. Il faut croire que Michele Spotti a su les résoudre, probablement aidé par la participation à la préparation musicale de Richard Barker, un des piliers de Pesaro. Son interprétation est évidemment tributaire du spectacle, dont la conception ne permet pas de ressentir la progression dramatique jusqu’à l’acmé du dernier acte, mais il obtient de l’orchestre une réponse très souple et très vigilante qui donne à entendre de la très belle musique. C’est un bonheur qui commence avec l’ouverture et qui sera ravivé tout au long de l’exécution, des morceaux de bravoure pour le violoncelle aux danses enlevées jusqu’à l’orage sidérant. Le chef garde une justesse rythmique qui écarte tout risque de pompiérisme et donne leur respiration aux moments lyriques, sans en rajouter dans le pathétique. Une leçon de fidélité.
On s’en voudrait d’oublier les chœurs dans ces louanges, même si on aurait souhaité par instants, par exemple à l’acte II, quand le chœur des chasseurs s’interrompt pour écouter le chœur des pâtres, un effectif plus nombreux, et la remarque vaut pour les interventions du chœur féminin. Mais là encore les strictes mesures de distanciation confinent les chanteurs en fond de scène, en coulisses, et ces conditions nous inclinent surtout à la gratitude.
Aussi, en dépit des réserves exprimées quant au spectacle, allez-y ! Quitte à fermer les yeux, on y retournerait volontiers !