Dans l’Abbatiale de Saintes, sitôt tous les passagers à leur place, une des hôtesses s’avance dans l’allée centrale pour donner les consignes de sécurité : elle brandit un téléphone portable et nous signifie d’un geste large qu’il aurait déjà fallu éteindre tous les engins de ce genre. Pas besoin de gilet de sauvetage, le vol musical vous mènera forcément à bon port sans aucun accident, même si le festival fait le grand écart en termes de répertoire. On lui fait confiance, car il est coutumier du fait.
A 19h30, pour ce premier des deux concerts de la soirée du 13 juillet, les voyageurs sont conduits directement quelque part entre la fin du XVIe et le début du XVIIe siècle grâce à l’ensemble l’Achéron. Douze instrumentistes parmi lesquels François Joubert-Caillet qui les dirige tout en jouant du ténor-de-viole. Et ce qui frappe d’emblée, c’est la complicité totale qui unit les musiciens : tous échangent des regards amusés, ou parfois surpris, comme s’ils découvraient au fil du concert certaines des options retenues par les uns ou les autres, des fantaisies qu’ils s’accordent et qui, peut-être, ne leur étaient pas encore venues en répétition. En effet, se présentant comme un « Big Band baroque », l’ensemble qui fête ses dix ans a choisi de faire la part belle à l’improvisation, telle qu’on la pratiquait à l’époque de Monteverdi ou de Sigismondo d’India, deux des compositeurs inscrits au programme. Tout part donc d’une base rythmique, d’un ground, mais l’on ne reste pas longtemps au sol puisque chacun est libre tour à tour de s’envoler par-dessus ce plancher commun. L’enthousiasme partagé par les instrumentistes se communique très vite au public, dont les têtes et les épaules se mettent à remuer, irrésistiblement, au son de ces musiques pour la plupart fort guillerettes, portées par les sonorités ô combien dépaysantes du cornet à bouquin, de la doulciane ou du cistre.
Chantal Santon et l’ensemble L’Achéron © Sébastien Laval
Avec ces improvisations alternent les airs interprétés par Chantal Santon-Jeffery. Bien connue pour sa collaboration avec le Centre de musique baroque de Versailles, la soprano remonte cette fois un peu plus loin dans le temps pour prêter sa voix ductile et virtuose à quelques pages dont certaines comptent parmi les plus connues de ce répertoire : on pense au Lamento della ninfa, privée de ses trois bergers mais non moins émouvante, ou à Zefiro torna, où les instruments ne cessent de répondre à la voix de la chanteuse. Cette dernière mélodie, donnée en clôture de concert, est d’ailleurs la seule dont le sujet soit joyeux, toutes les autres évoquant plutôt les peines d’amour. Programme majoritairement italien, avec une petite escale en France pour Une jeune fillette ou Doulce Mémoire. Très chaleureusement applaudis, les artistes offrent en bis une belle surprise : Doulce Mémoire à nouveau, mais où cette fois les instrumentistes se font chanteurs et, bouche fermée, placent la voix de Chantal Santon dans un superbe écrin choral.
A 22 heures, c’est vers une tout autre destination, géographique et temporelle, que nous entraîne le récital de Kelly God. Découverte à Saintes dans les Wesendonck Lieder avec orchestre l’été dernier, cette soprano néerlandaise en troupe à l’Opéra de Hanovre revient pour une soirée plus intime, d’exploration du lied allemand de Mendelssohn à Richard Strauss. Une fois l’embarquement terminé, c’est Anne Le Bozec qui fournit aux passagers quelques explications sur le vol, pour mieux favoriser une écoute attentive. Cette fois, le décollage est un peu moins facile, car la voix wagnérienne de Kelly God semble avoir quelque peine à se plier aux limites d’une page aussi célèbre que « Auf Flügeln des Gesanges », qu’ont pu aborder des chanteuses aux moyens bien plus réduits. Fort heureusement, cette impression de gêne se dissipe aussitôt après, quand la soprano peut véritablement déployer ses propres ailes, et le Mendelssohn capricieux de « Neue Liebe » a tout le piquant souhaitable. Avec Brahms, l’artiste montre qu’elle est définitivement chez elle dans la deuxième moitié du XIXe siècle, son chant habité se fait bouleversant (magnifique dialogue mère-fille dans « Liebestreu »), mais également très capable d’humour (« Vergebliches Ständchen »). On reste sur de semblables altitudes avec Liszt, subjugué par les brusques éclats de « Freudvoll und Leidvoll », envoûté par la sirène de « Der Fischerknabe ». Admirablement accompagnée par le jeu si sensible et si intelligent d’Anne Le Bozec, Kelly God atteint les sommets avec Richard Strauss, et le comble, c’est qu’elle y parvient même sur un lied aussi archi-connu que « Morgen », avant de conclure sur une fort belle interprétation de « Befreit ». En bis, retour à Brahms avec « Feldeinsamkeit », tout aussi superbe.