En dehors du festival, point de salut à Bayreuth ? Oui mais quel festival ? Animant la vieille ville franconienne avant l’effervescence suscitée par l’activité de la colline verte, un festival Gluck a récemment été créé. Il se déroule dans divers lieux baroques de la ville et de ses environs, et notamment dans le fameux opéra des Margraves, classé au Patrimoine Mondial de l’UNESCO et de nouveau ouvert après une longue campagne de restauration. Cette dernière aura permis de rendre à ce splendide et quasi-intact exemple de théâtre du XVIIIe siècle non seulement le lustre de sa décoration, mais également ses toiles de scène en trompe-l’œil et la dimension originale de son proscenium bien plus large et distancée que ce qui se pratiquera par la suite. Le concert de clôture du festival prend naturellement place dans cet écrin unique, même si Gluck n’est pas né à Bayreuth, mais à Erasbach (aujourd’hui Berching, situé entre Nuremberg et Ingolstadt, cela reste donc un Bavarois) et qu’il n’y a créé aucun opéra. L’acoustique en est très flatteuse pour les voix, bien renvoyées par le bois, mais étouffe davantage l’orchestre, qui, il est vrai, joue sur scène et non dans la fosse.
Armonia Atenea dirigé par George Petrou est un ensemble dont nous avons souvent vanté l’excellence, que ce soit dans Porpora ou Handel. Gluck semble moins leur convenir. L’ouverture d’Ezio est plus que timide, elle est précautionneuse là où elle devrait être héroïque. Si la danse des furies est très animée avec une belle basse continue et des archets aussi précis que mordants, celle des ombres heureuses est trop étirée et amollie. Un peu comme toutes les danses d’Iphigénie en Aulide, par ailleurs ce qui nous semble le moins séduisant dans ce splendide et négligé drame musical. Que n’ont-ils plutôt retenu l’ouverture ! L’accompagnement des chanteurs est toujours aussi attentif et riche, mais si une forme d’évidence se fait jour dans les airs italiens, les airs français manquent de panache (ces cuivres frileux dans « Divinités du Styx »). Les vents prouvent tout de même leur grande qualité dans les riches orchestrations écrites pour Paris.
Même si l’orchestre nous laisse un peu sur notre faim, le récital de ce soir réunit rien moins que Max Emanuel Cenčić et Karina Gauvin (pour la première fois sur scène ? après Tamerlano, Alessandro et Farnace au disque). Chacun a choisi des airs du chevalier qu’il a déjà interprétés par ailleurs et quelques nouveautés ont été insérées. La soirée commence doucement avec « Pensa serbarmi, o cara » pour le croate, parfaitement maitrisé et investi, comme plus tard le « Ecco le mie catene » tiré du même Ezio. Dans ces andante mélancoliques et sobres qu’il chante sans partition, il insuffle beaucoup d’émotion sans jamais trop en faire (même s’il abuse un peu des yeux clos dans son jeu de scène). Les variations au da capo sont toujours élégantes, justifiées et renouvellent l’intérêt pour les phrases musicales maintes fois répétées. Eloges redoublés pour son splendide « Che farò senza Euridice », joué qui plus est avec le récitatif qui voit Euridice supplier son époux de l’embrasser, avant de mourir lorsque celui-ci finit par se retourner. Le style viennois de cette première version, tout en tristesse raffinée, loin des appels au secours de la version parisienne, est splendidement rendu. Seule une anicroche en fin d’air vient en troubler la perfection, anicroche d’autant plus visible que le chanteur ne peut s’empêcher de lever les yeux au ciel pour s’en fustiger et, malgré lui, la souligner. Autre sommet de la soirée, le « Se fedele, mi brama regnante » à la virtuosité cadencée et tourbillonnante. Son aigu a beaucoup gagné en projection récemment et emplit régulièrement la salle en fin de vocalises. L’ambitus de l’air est périlleux et notre Ezio ne sape pas les graves, même s’ils sont, en comparaison de leurs extrêmes opposés, moins monumentaux. C’est toujours un plaisir d’entendre ces airs chantés si exactement, sans tricherie : le timbre très velouté du contre-ténor et ses efforts pour mettre le rythme au service du drame permettent d’en sublimer la mécanique horlogère. Il n’y a guère que dans le bis de Haendel que notre héros s’éteint, chantant avec application et le nez dans sa partition un duo fait pour respirer la communion.
Et avec Karina Gauvin, nous sommes loin de la première communiante ! Elle semble un peu contrainte dans le premier air d’Euridice dont les affres sont trop légères pour son tempérament. « Ah, si la liberté » d’Armide ne lui permet guère plus d’emportements : cet air de réflexion doit venir offrir une parenthèse apaisée après le tohu-bohu sentimental que le personnage vient de vivre et avant sa chute. Il est donc étrange de le programmer si tôt dans un concert. On peut néanmoins déjà admirer son français aussi clair que celui d’une actrice de théâtre, et dont les ressources musicales de chaque consonne et chaque voyelle semblent mobilisées. C’est après l’entracte que la tragédienne entre en scène pour le final de l’acte II du même opéra. Alors que beaucoup de cantatrices logent ici la métamorphose de la magicienne, de vengeresse à femme aimante, la diva québécoise tire un fil continu des premiers aux derniers mots. Ce n’est pas tant une métamorphose à laquelle on assiste, il est trop tôt, l’amour commence tout juste à l’assaillir. C’est d’abord un changement de plan, et Armide de commander à ses démons de se transformer en zéphyrs avec une hargne contenue. Son amour honteux sera caché pour qu’elle puisse toujours tenir sa réputation et sa puissance aux yeux du monde. Tout dans les intonations de Karina Gauvin semble insister sur le fait qu’Armide croit encore être maitresse d’un jeu machiavélique à ce moment. En entendant ses « conduisez-nous au bout de l’univers » qui s’achèvent sur une stridence étudiée, on craint pour Renaud, victime d’un amour qui semble carnassier. Avec « Divinités du Styx », c’est une autre femme qui brûle les planches. Loin de claironner, c’est une féminité si sûre d’elle-même et de sa mission qu’elle ne cherche pas à tromper les enfers en bombant le torse, ni en jouant les anges de dévotion. Elle minimise son sacrifice certes, mais avec des accents parfois durs qui viennent rappeler ce qu’il lui en coûte de vouloir ressusciter son époux. Il ne lui manque qu’un orchestre plus porteur ou contre lequel combattre pour livrer une interprétation de référence. L’effet reste tel qu’il éclipse le duo concluant le programme, pas le meilleur Haendel et sous-dimensionné pour le couple de ce soir. Une chose est sûre, on aimerait de nouveau les entendre ensemble et chanter ce compositeur.