Témoignage saisissant de la capacité de résistance humaine et artistique aux formes les plus extrêmes de totalitarisme et d’anéantissement, L’Empereur d’Atlantide est un opéra composé au camp de concentration de Terezin en 1943. L’audace visionnaire du librettiste, Peter Kien, et du musicien, Viktor Ullmann, tous deux morts assassinés à Auschwitz après leur transfert en 1944, ont valu à l’œuvre d’être censurée par les nazis après la répétition générale. Avant de quitter Terezin, le compositeur a pu confier son œuvre à un ami qui a permis d’éviter qu’elle ne soit perdue. Créée à Amsterdam en 1975, elle n’a été représentée en France pour la première fois qu’en 1998, à l’Opéra-Comique de Paris. Le choix d’une thématique chère au régime hitlérien – faisant de la mythique Atlantide le berceau de ce qui était nommé « race aryenne » – permet à l’œuvre d’être à la fois un immense pied de nez aux élucubrations mortifères du « troisième Reich » et la mise en scène d’une utopie qui en détourne les codes et en dénonce les mécanismes. Dans ce spectacle, créé à l’automne dernier à la Comédie de Valence, Richard Brunel propose à cet égard un travail exemplaire dans son respect de l’œuvre – il a ainsi renoncé à l’idée première d’un avertissement qui aurait énoncé, avant le Prologue, les conditions d’élaboration – et dans sa recherche d’une scénographie au service d’un texte polysémique.
Car Der Kaiser von Atlantis, en dépit de l’engagement politique dont il témoigne, est avant tout une œuvre d’art, une « sorte d’opéra », comme l’annonce le personnage du Haut-parleur dans le Prologue, et revêt une dimension universelle. Dans un monde désenchanté, symbolisé par les figures d’Arlequin et de la Mort, l’Empereur (ou plus exactement le Kaiser, car ce mot a une résonance particulière dans l’imaginaire de la langue germanique, tributaire du mythe du Saint Empire et de la succession des Reiche) décrète la guerre de tous contre tous. La Mort proteste et refuse de poursuivre son travail. D’abord désemparé, le Kaiser fait savoir qu’il accorde à tous la vie éternelle et qu’ainsi la guerre peut se poursuivre indéfiniment. On assiste à un combat entre un Soldat et une Fille coiffée à la garçonne, qui se transforme en étreintes amoureuses. Insurrections et rébellions se multiplient, le Kaiser désemparé finit par arracher le voile qui depuis des années recouvre un miroir et y voit la Mort, qui n’envisage de reprendre son rôle que si l’Empereur meurt en premier. En acceptant, il souligne l’utopie de cette fin (« Oh, si mon entreprise avait réussi ! ») et laisse place à un choral (référence luthérienne soulignée par la réminiscence musicale de « Ein feste Burg ist unser Gott ») concluant sur les mots « Tu ne conjureras pas en vain / Le grand nom de la Mort ».
Sans être tout à fait un inconnu, Viktor Ullmann (né en 1898) est l’une de ces grandes voix étouffées par le régime nazi. Élève de Schoenberg, admirateur de Berg, assistant de Zemlinsky à Prague, directeur de l’opéra d’Aussig, petite ville de province, chef d’orchestre à Zurich, il reste à Prague après son retour en 1933 au lieu de s’exiler, avant d’être arrêté et déporté en 1942. Parmi ses compositions, on compte entre autres opéras une remarquable transposition de la comédie de Kleist La cruche cassée (Der zerbrochene Krug) – créé en 1996 seulement – mais aussi bien d’autres pièces vocales et orchestrales et de musique de chambre.
Dans L’Empereur d’Atlantide, les réminiscences et allusions musicales sont nombreuses à ces compositeurs dont l’œuvre avait été qualifiée de « dégénérée » par le régime nazi, envolées lyriques qui contrastent par exemple avec la reprise parodique de l’hymne « Deutschland über alles » sur un texte évoquant l’empereur Overall (équivalent anglais de « über alles », faut-il le souligner) présenté comme « Gloire de la patrie, / Bénédiction de l’humanité ». La mezzo-soprano Lucy Schaufer, dès cette longue tirade du Tambour, révèle une puissance vocale et une diction impeccables. Jean-Michaël Lavoie dirige avec subtilité l’Orchestre de l’Opéra de Lyon dans ces tableaux qui font se succéder des styles très divers, alternant l’écriture fuguée avec le rythme des songs à la Kurt Weill et les épanchements lyriques rappelant Mahler ou Zemlinsky. Le Soldat est interprété avec justesse par Rui Dos Santos, ténor prometteur au timbre chaleureux, un peu crispé dans les aigus en Arlequin dans la première partie mais qui déploie ensuite une grande palette vocale. Dans le rôle de la Fille coiffée à la garçonne, la soprano Ivi Karnezi révèle une voix souple et homogène, bien calibrée. Comme Jean-Baptiste Mouret en Haut-parleur talentueux, ces deux chanteurs font partie du Studio de l’Opéra de Lyon. Le registre choisi pour la Mort, souvent en Sprechgesang, évoque par moments le Wozzeck de Berg. C’est le baryton-basse Stephen Owen qui chante avec vaillance cette partie exigeante, parfaitement convaincant malgré un léger accent qui altère parfois la diction du texte allemand. Excellent baryton, Christian Miedl compose un Empereur d’opérette rappelant, dans la mise en scène qui le place sur une table de conférence parmi une multitude de téléphones, encadrée par deux écrans où sont projetées en noir et blanc des images de la guerre, le Dictateur de Charlie Chaplin.
Le spectacle est d’une densité telle que l’on s’étonne de constater qu’il ne dure qu’une heure. L’émotion que suscitent cette musique sensible et critique à la fois, ce texte qui se situe quelque part entre Goethe, Celan et Brecht, ce chant qui exalte la valeur de la vie prenant son sens par rapport à la mort, est magnifiée par le talent des interprètes et par la richesse des intentions scéniques. Lumières, couleurs, costumes, accessoires, dans un rythme qui connaît des accélérations et des ralentissements, contribuent à dire la lutte de l’art contre la tyrannie. Comme lors de ce moment saisissant où l’une des trompettistes, étranglée, tombe à terre, tandis que tout l’orchestre se lève et se déplace pour quitter en silence le plateau et rejoindre, pour le deuxième tableau, une plate-forme surplombant le spectacle désolant de l’Histoire. S’impose alors le souvenir des vers de Paul Celan dans sa Todesfuge (« Fugue de la mort ») : « Il crie jouez plus douce la mort la mort est un maître d’Allemagne / il crie plus sombres les archets et votre fumée montera vers le ciel ».