On n’y croyait plus : interrompue brutalement par la pandémie – plus d’un an après la générale – la production de Frankenstein Junior est enfin offerte au public. Les films fondés sur le roman de Mary Shelley (1818) ne se comptent plus, depuis l’incarnation du monstre de Boris Karloff (1931), résumant ce que tous les films de médecin fou peuvent produire. Celui de Mel Brooks (1974), qui en reprend les décors, fit grand bruit, un énorme éclat de rire, tant son art de la parodie débridée y faisait merveille. La musique du film était composée et dirigée par John Morris (on se souvient de l’ouverture avec son solo de violon). En 2006, Mel Brooks lui-même en reprit le flambeau pour passer de l’écran à la comédie musicale. Ainsi signe-t-il la partition de son deuxième musical. C’est la version française de Stéphane Laporte, réalisée pour le Théâtre Déjazet en octobre 2011 qui est reprise ce soir, dans une nouvelle mise en scène, exemplaire de fidélité, d’efficacité et de beauté, de Paul-Emile Fourny. En fosse, Aurélien Alan Zielinski dirige une formation riche en couleurs comme en percussions : la musique, originale, jazzy, correspond idéalement au show, swinguée, rythmée à souhait, participant à toutes les atmosphères, et incluant un standard d’Irving Berlin (« Puttin On the Ritz ») pour le numéro de claquettes dont nous reparlerons.
Pour mémoire, empruntons au programme le bref résumé de l’action : « Le jeune professeur d’anatomie Frederick Frankenstein, apprenant le décès de son arrière-grand-père, illustre créateur de monstre, dont il est peu fier, se rend en Transylvanie pour récupérer son patrimoine. A son tour il décide de créer un être vivant à partir d’un cadavre. Mais son serviteur bossu, Igor, chargé de trouver le cerveau d’un génie, lui rapporte en fait celui d’un anormal… » Ajoutez trois figures féminines essentielles et très caractérisées, des personnages hauts en couleur, l’inspecteur Kemp au bras articulé, Harold, l’ermite aveugle, pour une action qui tient l’auditeur en haleine et vous aurez un cocktail détonnant. Clins d’œil, allusions appuyées, voire lourdes, c’est du pur Mel Brooks. L’ouvrage s’adresse à tous les publics, y compris aux « ratés et zozos » (*), de tous âges, mais est déconseillé aux pisse-froid. Du reste, l’assistance de ce soir, très mélangée, où les jeunes sont nombreux n’en comporte aucun semble-t-il : l’adhésion est unanime et outre la standing ovation, après que le rideau soit tombé, les spectateurs s’agglutinent autour de la fosse pour se balancer au rythme de l’orchestre qui continue d’enflammer les cœurs et les corps.
Frederick et Inga © Luc Bertau – Eurométropole de Metz
La fosse est ceinte d’une coursive qui permet aux comédiens-danseurs-chanteurs de s’approprier l’espace et de se rapprocher du public. Un usage judicieux de la vidéo – qui emprunte ses images au film – associé à des décors séduisants, permet une fluidité bienvenue des nombreux tableaux. Après une brève introduction qui nous entraîne en Transylvanie, passage obligé de tous les fantasmes d’horreur (vidéo noir et blanc d’un château des Carpathes), la première scène (la veillée funèbre du bisaïeul) donne le ton. Le cercueil est au centre. Un pope officie, entouré de paysans, de noir vêtus, protégés de la pluie par des grands parapluies noirs. Le défunt s’agite en entrouvrant sa boîte… Au premier acte, une des plus belles réussites réside dans l’ascension au château. Conduite par Igor, la scène est un régal, où la charrette de foin sera propice aux ébats du héros et de l’appétissante Inga, appelée à devenir sa délurée assistante : le mouvement ascendant figuré entre les arbres dégarnis, sous la lune, avec des chevaux pleins d’humour (qui n’ont rien à envier à ceux du Coq d’or, mis en scène par Barrie Kosky) est magistral. De la même manière, l’exhibition du monstre imitant son maître, pour un numéro de claquettes est indescriptible. L’amplification de la scène, l’ensemble des quatre danseurs réalisant leur solo de claquettes, puis la synchronisation entre les jeux de la créature et de son ombre, qui vont progressivement se dissocier, relèvent du tour de force. L’enlèvement de la belle Elisabeth par la bête (le monstre) n’est pas moins réjouissant. Du très grand art, de la conception à la réalisation, millimétrée, à la faveur d’interprètes de haut vol. Il n’est pas de scène qui laisse indifférent.
Metz se signale pour être l’une des rares scènes lyriques à conserver son corps de ballet. L’exercice collectif quotidien lui confère une cohésion extraordinaire, et le succès de la production repose pour une large part sur sa virtuosité, à l’égal des grandes revues internationales. La chorégraphie, recherchée, concerne chacun : les acteurs, solistes comme choristes, ont acquis un savoir-faire qui leur permet de se fondre en des ensembles achevés, sans qu’on puisse supposer la formation ou l’appartenance de l’artiste à une catégorie. Graham Erhardt-Kotowitch, qui signe les chorégraphies, mérite d’être cité au même titre que le metteur en scène ou qu’Emmanuelle Favre (décors), Dominique Louis, dont les costumes sont ravissants, sans oublier Patrick Willaume, le magicien des lumières.
Le Monstre et le Ballet © Luc Bertau – Eurométropole de Metz
La polyvalence des interprètes de musical est connue. Leur excellence dans chacune des composantes du spectacle est rare : comédien, danseur, chanteur se conjuguent ce soir pour atteindre au meilleur niveau d’exigence. Toutes les voix sont amplifiées, comme il convient pour le genre, et il est hors de propos de leur appliquer les critères qui gouvernent le chant lyrique. Encore que… Jean-Fernand Setti, le monstre, de voix et de stature imposantes, soit déjà une belle basse, dont les grognements ne se mueront en chant rayonnant d’humanité qu’au terme de l’ouvrage. Il en va de même de Léonie Renaud (Elisabeth), soprano aux graves solides, aux aigus éblouissants, qui se double d’une excellente comédienne. Dès son « Stop ! on n’touche pas » à son enlèvement par le monstre, c’est un régal, à l’égal de son « Profond, à moi l’amour ». Christian Tréguier, l’Ermite, hérite de son maître (Xavier Depraz) la noblesse, la clarté et la projection. Ses couplets (« Quelqu’un… ») sont émouvants malgré le contexte parodique. Laurent Montel est un beau baryton-bouffe qui nous vaut un Inspecteur Kemp remarquable (comme le bisaïeul du héros ; « Nous sommes l’orgueil de la Roumanie »). Deux artistes de l’Opéra-Théâtre participent à la distribution : Ia soprano Lisa Lanteri (Inga, l’assistante délurée) au timbre lumineux et au jeu superlatif, a quitté le corps de ballet pour se consacrer à la comédie musicale. « N’écoute que ton cœur », avec son yoddle en contrepoint confirme la pertinence de son choix. Paul Bougnotteau, baryton, remarqué déjà dans « Nous sommes éternels », campe un Ziggy solide. Toutes les disciplines requises sont au rendez-vous pour que Vincent Heden donne vie à Frederick Frankenstein (qu’il incarnait à Paris il y a dix ans déjà). Grégory Juppin, spécialiste de la comédie musicale, met toute sa vivacité au service d’Igor, magistral meneur de jeu, « C’est la Transylvania mania ». Frau Blücher, la gouvernante revêche, violoniste avouant fumer le cigare, est incarnée par Valérie Zaccomer, composition aboutie, qu’il s’agisse du jeu comme du chant (« C’était mon boy-friend »). Un ensemble, bref, mérite d’être signalé, digne des Comedian Harmonists, où cinq hommes chantent « Willkommen zu Transylvania ». Il faudrait tout énumérer, tant le bonheur est constant. Les chœurs, à l’égal des danseurs avec lesquels ils se confondent souvent, sont exemplaires : la clarté de la diction le dispute à la mise en place, parfaite. Rare, tonique, jubilatoire, enlevé, inventif, servi par une équipe des plus professionnelles, le spectacle mérite la plus large diffusion.
(*) Dans le film, à ses étudiants qui l’interrogent sur les travaux de son bisaïeul, le Professeur Frederick Frankenstine (sic.) déclare : « Pour les ratés et les zozos ».