Nous y reviendrons à la fin de ce compte rendu, mais la présentation de ce Frankenstein par le Deutsche Oper de Berlin invite à balayer devant notre porte et à nous poser quelques questions. L’œuvre en soi relève du théatre musical, au sens que l’on donnait naguère à cette expression : elle mêle en effet à doses égales le parlé et le chanté, sans frontières bien nettes dans la répartition des responsabilités, au sein d’une « petite forme », au sens où elle fait appel à des effectifs réduits. L’inventivité règne aussi dans le texte même, car on est ici très loin d’une simple mise en musique ou en théâtre du célébrissime roman de Mary Shelley, qui ne sert finalement que de prétexte, de ligne directrice. Ce Frankenstein-ci est bien destiné à notre temps, car aux questions sur le rapport entre créateur et création, entre l’humain et le divin, entre la science et la nature, il ajoute la problématique du masculin et du féminin et centre fermement le propos sur le corps des personnages. Le compositeur Gordon Kampe, le metteur en scène Maximilian von Mayenburg et un troisième larron à qui l’œuvre est attribuée, le trompettiste Paul Hübner, ont eu l’idée d’appliquer à leur travail le principe même selon lequel le docteur Frankenstein fabrique sa créature : en assemblant des membres épars recueillis ici et là, et en les liant par quelques inventions de leur cru. Ont donc été convoquées diverses sources littéraires (le journal intime de Percy et Mary Shelley, des extraits du Paradis perdu de Milton ou du « Prométhée » de Goethe ; et aux compositions originales de Gordon Kampe s’ajoutent l’air « Fatal amour, cruel vainqueur », tiré du Pygmalion de Rameau, ou « Der Doppelgänger » de Schubert, par exemple. Le résultat est un spectacle dynamique, intelligent, parfois loufoque, notamment quand le docteur Frankenstein, enceint, se voit doté d’un utérus parlant (marionnette, tout comme le monstre par la suite).
© Thomas Aurin
Outre les musiciens visibles à différents endroits de la salle, quatre artistes se partagent le texte et le chant. Sans même lire son CV, on aurait deviné que Sandra Hamaoui est franco-américaine, car le spectacle lui donne l’occasion de parler ces deux langues, outre l’allemand bien sûr. Sa voix de soprano est fruitée et s’envole avec assurance dans les vocalises que lui a destinées Gordon Kampe, par exemple lorsqu’elle orne de broderies un titre de Radiohead, « Creep ». Andrew Dickinson est, lui, purement britannique : la partition lui accorde moins d’occasions de briller, et c’est plutôt dans le registre de la sobriété qu’il se place pour chanter le lied de Schubert. Acteur bondissant et hilarant, Christopher Nell chante lui aussi, en s’inventant un joli timbre de haute-contre à la française pour déclamer le Rameau. Anna Rot, enfin, ne se contente pas non plus de dire son texte, puisqu’elle chante « Mutter » du groupe de metal allemand Rammstein, le tout sous la direction du chef Jens Holzkamp.
Par-delà la réussite de ce spectacle enlevé mais sans prétentions, ne convient-il pas maintenant de s’interroger ? Après Sommertag au Staatsoper, Frankenstein au Deutsche Oper : deux des trois grands théâtres lyriques berlinois proposent, en parallèle avec la programmation de leur grande salle, des œuvres exigeant des moyens limités, d’un accès facile, loin du rituel de « l’Opéra ». Si l’on cherchait vraiment en France à attirer un nouveau public vers le genre, ne serait-ce pas là une bonne façon de s’y prendre ? L’Amphi Bastille est un immense espace guère plus chaleureux que la grande salle dudit opéra : la fameuse « salle modulable » rêvée par Pierre Boulez ne trouverait-elle pas son utilité pour monter des spectacles moins ambitieux ? La question mérite que l’on y réfléchisse.