« L’histoire est célèbre » dit le programme, « elle a inspiré de nombreux compositeurs, mais la version de Gluck est sans aucun doute une des plus belles ». Tout à fait d’accord mais de quelle version d’Orfeo parle-t-on ? De celle de 1762, créée à Vienne par le castrat Gaetano Guadagni ? De celle de Paris, taillée en 1774 pour la voix du ténor Joseph Le Gros ? Ou de celle révisée par Berlioz en 1859 à l’intention de Pauline Viardot ?
Le programme, toujours lui, confirme la réponse que suggérait le nom de Franco Fagioli en tête d’affiche de cette représentation concertante du chef d’œuvre de Gluck : 1762, Vienne bien sûr. Qui mieux que celui que l’on considère aujourd’hui comme un phénomène vocal pour se mesurer à un rôle originellement destiné à l’un de ces chanteurs extraordinaires – au sens premier de l’adjectif – dont notre époque cherche à retrouver l’écho à jamais disparu. De fait, Franco Fagioli, dès les premières phrases, montre combien il est à l’aise avec une partition inconfortable pour nombre de ses confrères. C’est qu’il ne suffit pas d’avoir l’étrangeté du timbre pour avoir la voix d’Orfeo, il faut aussi pouvoir rendre justice à une écriture plus grave qu’il n’y parait – Guadagni était alto. Prenez les « Euridice » de la première scène, cette plainte d’Orphée qui ponctue les lamentations du chœur. Combien de fois la dernière syllabe du prénom de la bien-aimée, la plus basse sur la portée, disparaît derrière le catafalque dressé par l’orchestre. Détail évidemment mais la soirée est ainsi jalonnée d’effets, d’intentions, de vétilles même, sur lesquels l’interprète ne tire pas un trait et qui, ajoutés les uns aux autres, créent l’impression d’exception.
Le chant de Franco Fagioli, révélé au grand public par la virtuosité d’Arbace dans Artaserse, trouve avec Gluck moins à briller qu’à exprimer. Que les amateurs de roulades échevelées se rassurent cependant, entorse a été faite à la version originale pour insérer à la fin du premier acte l’ariette « l’espoir renaît dans mon âme » qui, pour italienne qu’elle puisse paraitre, appartient à la version de Paris. Il aurait été dommage que Franco Fagioli perde l’occasion d’exposer, dans un formidable feu d’artifice vocal, une agilité stupéfiante et un ambitus supérieur à la moyenne.
Pour autant, s’imposent ici d’autres qualités : la capacité notamment à colorer chaque son et, par voie de conséquence, l’incroyable nuancier dont le chant dispose. La technique accomplie, en unifiant les registres, fait la tessiture non seulement longue mais aussi variée sur toute la longueur. Cette palette de couleurs, l’artiste se montre suffisamment sensible pour en faire un large usage, atténuant la sensation de monotonie que peut engendrer une écriture souvent figée dans l’affliction. A l’occasion d’une interview accordée à Laurent Bury, Franco Fagioli disait son amour du bel canto. Là est peut-être la clé de son Orfeo, bien moins baroque finalement que romantique, par la puissance des contrastes, la démesure de l’expression, la grandeur du geste.
N’aurait-il pas fallu à ce chant, sinon une version du moins un cadre musical mieux en accord avec son esprit ? Devant tant de largesses, les sonorités de l’Insula Orchestra apparaissent souvent trop chétives et la direction de Laurence Equilbey, si animée et précise soit-elle, parfois raide. Rien à redire en revanche sur Emmanuelle de Negri et Malin Hartelius, Amore et Euridice différenciées de timbre mais égales de joliesse, ni sur Accentus qui donne à chaque intervention chorale sa juste mesure. « Trionfi Amore… », offert en bis à un public enthousiaste, consacre le succès d’un concert que l’on pourra applaudir de nouveau samedi 9 novembre, au Carré Belle Feuille à Boulogne-Billancourt.