L’Opéra national du Rhin fait preuve de beaucoup d’audace en programmant Francesca da Rimini en cette fin d’année.
L’opéra de Riccardo Zandonai, créé à l’aube de la première guerre mondiale, a d’abord connu un succès retentissant (il arrive dès 1916 sur la scène du Metropolitan Opera), mais les productions récentes se comptent sur les doigts d’une main : la dernière en France remonte, sauf erreur de notre part, à 2011, avec la production de Giancarlo del Monaco à l’Opéra Bastille, montée pour le couple Svetla Vassileva et Roberto Alagna.
Les reprises de l’œuvre ont d’ailleurs été très souvent créées autour de grandes interprètes, au nombre desquelles on peut citer Raina Kabaivanska ou Renata Scotto (au Metropolitan Opera en 1984 avec Placido Domingo), pouvant attirer sur leur seul nom un public nombreux. Le rôle-titre s’avère gratifiant pour ces sopranos : il est long (Francesca ne quitte pratiquement jamais la scène) et complexe, permettant d’exprimer des affects contrastés.
Cela se traduit par une écriture et une identité vocales ambivalentes. Bien que Zandonai rejette en grande partie l’héritage du vérisme et en particulier de celui qui fut son professeur, Pietro Mascagni, on en retrouve les accents et les points d’orgue qui réclament un véritable spinto. Cependant, le rôle ne se résume pas à ça : l’interprète doit également pouvoir faire honneur au texte de D’Annunzio et retranscrire toute la fraicheur de la jeune fille, avec notamment ses piani éthérés. On retrouve cette même dualité chez Paolo, les éclats guerriers devant côtoyer une certaine élégance chevaleresque.
Le livret de Tito Ricordi est fidèle à l’œuvre de Gabriele D’Annunzio, elle-même inspirée d’un passage de L’Enfer de Dante, où l’auteur de La divine Comédie croise le couple adultère, réuni dans la mort. La jeune Francesca doit épouser Giovanni Malatesta, être frustre et difforme, pour raisons politiques. Afin d’obtenir son consentement, on lui fait croire que c’est Paolo (dit Il Bello), frère de Giovanni venu escorter la future mariée, qui est son promis. Or Paolo et Francesca tombent amoureux au premier regard. Ils tentent bien de résister à cette passion condamnée d’avance, mais en vain. Le malheur arrive par le troisième frère, Malatestino, lui aussi amoureux de sa belle-sœur : jaloux, il dénonce les amants auprès de Giovanni, qui, fou de rage, les tue tous deux.
La nouvelle production de Nicola Raab étonne de prime abord par son dépouillement. Les décors et les costumes signés Ashley Martin-Davis sont uniformément gris, à l’exception de quelques taches de rouge sang, mais la multitude de nuances et le travail sur les matières évitent toute monotonie. Le centre de la scène est occupée par deux hautes parois en demi-cercle qui pivotent, délimitant tout à tour la cour, la chambre de Francesca ou formant un sinistre donjon. Les éclairages de James Farncombe viennent parachever cette atmosphère oppressante. On en retient de beaux effets, tels ces épées plantées dans le mur qui composent par leur ombre un paysage cémétérial.
Littéralement, on est loin des didascalies extrêmement précises du livret. Pourtant les accessoires indispensables sont bien présents, la rose offert à Paolo au premier acte ou le livre de Lancelot à l’acte 3 et cette ascèse visuelle dépouille l’action du superflu pour ne laisser que les personnages dans leur vérité.
La mise en scène elle-même ne manque pas d’idées. Le premier acte n’est ainsi qu’un songe pour Francesca, qui se remémore comment tout a commencé : elle est ainsi assise, pensive, sur une banquette à l’avant-scène quand une Francesca plus jeune rejoue son histoire sur scène. Ce double réapparaîtra d’ailleurs à la fin de l’opéra pour empêcher Paolo de fuir : est-ce à dire que c’est Francesca elle-même qui provoque leur destin funeste ? De même, la scène de la bataille est habilement dirigée, suggérant, sans grands mouvements de foule, la violence des combats. Enfin la direction d’acteur est efficace, il est vrai aidée par le physique idoine des chanteurs.
On comprend en effet aisément que l’apparition muette de Paolo au premier acte, dans son costume argenté, ne laisse pas Francesca de marbre : Marcelo Puente a fière allure et porte bien son surnom, Paolo Il Bello. Cette séduction n’est pas démentie lorsqu’il chante pour la première fois à l’acte 2 : cette voix virile, légèrement laryngée a un sex appeal indéniable. Le ténor argentin (qui chante déjà sur les plus grandes scènes lyriques) n’en oublie pas pour autant de soigner sa ligne et sait, le temps voulu, alléger son émission.
Saioa Hernández (Francesca) cache sous sa pâleur toute renaissante une étonnante vigueur. Son soprano est d’une solidité à toute épreuve : aucune fatigue ne vient entacher son chant jusqu’à son dernier soupir. La voix est plutôt homogène, du médium nourri et sonore aux aigus puissants. Manque peut-être dans ce chant sans faille une dose de fragilité et un timbre plus prégnant pour se hisser au niveau des plus grandes titulaires du rôle.
Giovanni, l’époux vengeur, trouve en Marco Vratogna un interprète saisissant : le chant qu’on a pu ailleurs qualifier de frustre convient parfaitement à ce personnage sauvage. Sa présence scénique suinte par ailleurs la violence rentrée qui ne demande qu’à exploser. En revanche le Malatestino de Tom Randle nous a semblé plus effacé : parfois écrasé par l’orchestre, il ne tire pas la quintessence de la perversité du personnage.
Dans l’entourage de Francesca, on retiendra d’abord sa jeune sœur, la Samaritana, à laquelle Josy Santos apporte engagement et émotion mais aussi la belle esclave Smaragdi d’Idunnu Münch. Mais l’Opéra national du Rhin a eu la main heureuse pour compléter la distribution pléthorique, en piochant notamment au sein des Chœurs ou des membres l’Opéra Studio.
Les Chœurs de l’Opéra national du Rhin séduisent, eux, davantage dans les moments plus élégiaques que dans les aspects guerriers de l’acte 2 qui les poussent dans leurs retranchements.
Giuliano Carella tire de l’Orchestre philarmonique de Strasbourg un son très dense. On sent le chef passionné par cette partition luxuriante, qui laisse parfois transparaître des réminiscences de Puccini, Richard Strauss ou même de Wagner. Parfois trop peut-être ! Car si l’on reconnaît à sa direction une véritable efficacité dramatique, on pourra être gêné à la longue par les excès sonores, le chef n’hésitant pas à souligner les climax de la partition. Dans ces conditions, même les passages plus légers en paraissent étouffants.