Vingt ans déjà ! Vingt ans qu’à Pesaro un jeune ténor péruvien a été appelé au dernier moment pour remplacer un collègue défaillant dans le rôle masculin principal de Matilde di Shabran. Confier ce rôle écrasant à un jeune chanteur inconnu était un pari risqué qui se révéla être un coup d’éclat, lançant la carrière internationale de Juan Diego Flórez, devenu depuis un des chanteurs lyriques les plus célèbres et admirés.
C’est ce destin exceptionnel et la fidélité jamais remise en cause du ténor au Rossini Opera Festival (avec la participation à une quinzaine de production depuis 1996), que le festival et la ville de Pesaro – où le chanteur possède une villa et a vu sa fille naître – fêtent ce soir, avec discours officiels et remise du prix de citoyen d’honneur de la ville de Pesaro.
Mais cette soirée est d’abord l’occasion d’une fête musicale retraçant les œuvres interprétées par le héros de la soirée depuis ses débuts au ROF. Si le chanteur participe à chaque morceau, il a choisi pour l’essentiel des ensembles, du duo au sextuor, se réservant pour unique solo, le « Cessa di più resistere » du Barbier de Séville, qu’il reprendra d’ailleurs en bis.
Avant de détailler plus avant le programme, on s’attardera quelques instants sur le « miracle » vocal que constitue Juan Diego Flórez. Peu de chanteurs pourraient en effet se permettre de reprendre avec une telle réussite après vingt ans de carrière le répertoire de leurs débuts. Corradino dans Matilde di Shabran, son rôle fétiche qui l’a révélé en 1996, qu’il a repris en 2004 (avec Annick Massis) puis en 2012 (avec Olga Peretyatko), est de ce point de vue un excellent étalon. La voix ne semble pas avoir subi les outrages du temps. On pourra certes noter que certaines vocalises ont perdu en délié et que les allègements sont plus rares du fait de l’élargissement de la voix, mais le ténor peut toujours en remontrer dans ce répertoire à bien des collègues nettement plus jeunes. La vocalisation est ainsi toujours précise, le registre aigu toujours percutant et le vibrato contenu. La couleur plutôt uniforme et une voix gardant une certaine clarté, qui peuvent passer pour un handicap dans certains répertoires plus lourds que le ténor a explorés récemment, ne sont ici en aucune façon gênants, et on se lasse pas d’admirer l’apparente facilité du ténor dans des airs considérés jusqu’à il n’y a pas si longtemps comme inchantables.
On assiste à cet anniversaire comme on feuilletterait le livre de souvenirs avec une évocation de chacune des dix œuvres que Juan Diego Flórez a chantées dans ces lieux, le tout illustré d’images des différentes productions.
© Amati Bacciardi
Après un début de programme en douceur avec Il signor Bruschino (et sa fameuse ouverture dans laquelle les musiciens tapent leur archet sur le pupitre), on entre dans le vif du sujet avec un duetto d’Otello enflammé (on se souvient encore avec émotion de l’Otello fracassant en 2007 avec Gregory Kunde) avec son compère de La Donna del Lago, Michael Spyres. Le ténor américain est très en voix, les graves toujours aussi sonores et les aigus bien projetés, et le duo Rodrigo-Iago fonctionne à merveille. On retrouve le ténor américain pour un ensemble de Zelmira admirablement réglé puis dans un court extrait du terzetto de La donna del lago « Vincesti… addio ! » où les deux ténors font assaut de puissance et d’ardeur. La coupure opérée dans l’ensemble nous frustre d’autant plus que les protagonistes (y compris la soprano Salome Jicia) nous ont semblé encore plus électrisants que lors de la représentation de l’œuvre le 17 août.
Un autre moment marquant est l’extrait de La Cenerentola, « Tutto è deserto » avec Chiara Amarù, qui a fait spécialement le déplacement à Pesaro. La mezzo italienne cumule les qualités, graves ronds et bien projetés, aigu facile, timbre soyeux et prenant ; elle a surtout du caractère, faisant sortir son duo avec Juan Diego Flórez du cadre du récital pour nous immerger dans une véritable scène d’opéra. L’extrait du Comte Ory aurait pu se hisser à ce niveau par le charme et le timbre pulpeux de Pretty Yende, n’était le français peu compréhensible de la soprano sud-africaine, qui contraste avec la prononciation du français irréprochable du ténor péruvien.
L’ensemble de Matilde di Shabran est, lui, handicapé par une Matilde (Ruth Iniesta) quelque peu plébéienne de ton (à sa décharge elle a remplacé au pied levé Olga Peretyatko – Voir brève du 20 août dernier). Les autres ensembles, extraits de Zelmira ou finale de Guillaume Tell (dans lequel Juan Diego Flórez retrouve son Guillaume de 2013, Nicola Alaimo) sont parfaitement en place, sans le moindre décalage, avec des protagonistes de luxe tels la basse Marko Mimica très sonore et bien chantante ou la mezzo pleine de charme de Cecilia Molinari.
Tous les ingrédients étaient donc réunis pour faire de cette soirée un grand moment. D’où vient alors ce léger sentiment de frustration à la sortie de la salle ? On pourra trouver un début d’explication du côté des nombreuses ouvertures, pourtant dirigées avec beaucoup de fougue par Christopher Franklin à la tête d’un orchestre du Teatro communale du Bologna en grande forme, et des entrées-sorties des artistes qui s’éternisent parfois entre les morceaux, rompant ainsi le rythme du spectacle. Plus généralement, sans doute manquait-il à cet anniversaire une ambiance plus festive et un grain de folie qui aurait transcendé le cadre un peu convenu du concert.