Fin de partie : l’opéra d’un des derniers représentants de la génération Boulez, quelle promesse ! Les spectateurs ont été plongés dans l’attente pendant près de huit ans. D’abord prévu au Festival de Salzbourg pour l’année 2013 dans une mise en scène de Luc Bondy, sa réalisation n’a cessé d’être repoussée d’année en année, jusqu’à sa création effective au mois de novembre 2018, au Teatro della Scala, dans une mise en scène de Pierre Audi.
Le compositeur György Kurtág s’est emparé lui-même de la pièce de Samuel Beckett, dont il affirme avoir repris 56% du texte. (19)56 et non (19)57, date à laquelle il assiste aux premières représentations à Paris. L’auteur-librettiste s’est simplement permis l’écart judicieux d’ajouter un prélude à la pièce : le poème Roundelay, signé également Beckett, avant que Clov ne clame son propos introductif : « Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir ».
Nous retrouvons les mêmes personnages : Hamm, le tyran paraplégique et aveugle ; son valet Clov, souffrant des jambes ; ses parents Nagg et Nell, vivant dans une poubelle, handicapés suite à un accident de tandem dans les Ardennes.
La parfaite fidélité à l’œuvre initiale ne limite pas la musique à une simple illustration. Car adapter en musique cette pièce de théâtre, c’est savoir jouer avec le temps et les silences, jeu dont le compositeur hongrois est maître. Dans sa musique, tout semble être une ponctuation suspendue à un silence sans réponse. Les traits s’étirent très progressivement, transformant les notes tombantes initiales, comme les gouttes dans la tête de Hamm, en des cris d’angoisse. Paralysante, celle-ci est particulièrement concentrée dans une écriture minimaliste, qui ne déborde jamais, mais qui progresse toujours. Là où le jeu est statique, la musique de Kurtag s’écoule et donne une texture instrumentale colorée, étonnante et expressive à cette pièce où il ne se passe rien, où tout est fragmenté. C’est par fragments également, des accordéons nostalgiques, du cymbalum fantastique, ou des quelques lignes mélodiques traditionnelles, que la musique de Kurtag sait rendre vibrants les personnages dépérissant de leurs souvenirs.
Son travail de la prosodie est par ailleurs remarquable, et sans doute a-t-il su tirer le meilleur des enseignements de Messiaen. C’est bien la voix qui emmène l’orchestre, de ses exclamations grossières ou de ses lamentations, des bâillements distendus aux rires stridents qui phrasent la musique.
Les quatre chanteurs proposent une interprétation remarquable. Aux airs d’imbéciles heureux auréolés du couvercle de leur poubelle, le duo Nell & Nagg apporte la juste dissonance comique au duo Hamm & Clov, marqué par une pernicieuse domination. La basse Frode Olsen permet à son personnage déchu d’empâter tragiquement la scène grâce à son timbre épais. La contralto Hilary Summers habite à merveille de sa voix laineuse son rôle aux intonations multiples. La diction de chacun laisse entendre un français (presque) totalement intelligible et leur jeu scénique, bien que nécessairement limité, apporte une réelle intensité à la pièce. A noter par ailleurs que la direction de Markus Stenz fait honneur à l’obsession de la justesse connue du compositeur.
La mise en scène de Pierre Audi reste elle aussi très fidèle, sans toutefois manquer de caractère. L’atmosphère est lugubre, la scène dénudée. Seuls brillent les corps laids et hâves dont la seule issue offerte est l’abîme. Il ne s’agit pas de réinventer la pièce initiale, il s’agit d’en faire émerger le tragique par la musique.
Revoir cet opéra dans notre actualité provoque une émotion sans doute redoublée. Les parallèles sont innombrables, la résonance violente. Et pourtant, c’est sans doute là que le théâtre fait œuvre.
Le compositeur a déclaré que cette première version de son opéra n’était pas la définitive. Sommes-nous donc, après l’achèvement de cette pièce, à nouveau plongé dans l’expectative ?