En apprenant que le Théâtre de l’Athénée programmait Ariane à Naxos, le mélomane aurait dû avoir la puce à l’oreille : par quel artifice une si petite salle, dotée d’une si petite fosse, allait-elle pouvoir accueillir même le plus léger – par l’effectif – de tous les opéras de Richard Strauss ? Fallait-il s’attendre à l’un de ces arrangements par toujours heureux dont on s’accommode trop souvent aujourd’hui pour donner certaines œuvres en des lieux pour lesquels elles ne sont nullement destinées ? Non, la partition est donnée intégralement, telle qu’elle a été écrite, avec le nombre voulu d’instrumentistes, qui envahissent donc la fosse et la scène. Et faisant de nécessité vertu, le metteur en scène Benjamin Lazar, le chef Maxime Pascal et le chef de chant Alphonse Cemin ont décidé de faire de l’orchestre à la fois le décor et un des acteurs du spectacle. De décor au sens traditionnel, point : quelques praticables sur lesquels sont juchés les vents et les percussions, les cordes occupant la fosse. Les chanteurs sont logés au milieu de tout ce beau monde, vont et viennent sur de petits escaliers, passant entre les instruments. Et comme l’espace de jeu se réduit ainsi à presque rien, Benjamin Lazar a redoublé d’ingéniosité pour aller bien au-delà d’une traditionnelle version de concert. Ici, chacun joue véritablement son rôle et ne se contente pas de rester planté face au public. Ni pupitre, ni partition pour les chanteurs, libres ainsi d’incarner leur personnage. Le travail scénique s’est donc concentré sur les mouvements des mains, en inventant pour chacun sa propre gestuelle. Le compositeur ne quitte pratiquement pas sa chaise, plongé dans son rêve. Le Maître de ballet fait notamment preuve d’une éloquence manuelle stupéfiante, Ariane prend des poses de statue, « Schön und stolz und regungslos », sa longue chevelure lui donne presque l’air des nymphes habillées par Léon Bakst pour les Ballets Russes, et il suffit d’un projecteur pour donner à son visage l’aspect d’un masque tragique (on sait l’importance de la lumière dans les spectacles signés Benjamin Lazar). Pendant son grand air, Zerbinette se frotte aux musiciens, en enjôlant trois ou quatre d’entre eux à la fois. L’union finale de Bacchus à Ariane a lieu à distance, chaque personnage restant jusqu’au bout dans son univers mental, seule une posture commune des bras manifestant leur rapprochement. On aimerait que Benjamin Lazar se voie confier bientôt une véritable mise en scène d’Ariane à Naxos, tant ce travail pétille d’intelligence.
Vocalement, le pari était plus risqué encore, de réunir une distribution très jeune, presque exclusivement composée de prises de rôles. Feu d’artifice absolu pour Julie Fuchs, ce qui ne surprendra aucun de ceux qui suivent depuis quelque temps le parcours de la soprano française. Volant de succès en succès, après sa récente Ciboulette parisienne, la Révélation 2012 des Victoires de la Musique est parfaitement dans son élément avec ce rôle qui sollicite toute sa virtuosité et qui exige également de réelles qualités d’actrice. Chapeau bas.
Les deux autres grands rôles féminins se situent presque au même niveau : appelée à remplacer en dernière minute Clémentine Margaine initialement prévue, Anna Destrael est un Compositeur frémissant, dont le timbre correspond idéalement à ce qu’on attend dans ce personnage et elle a dû beaucoup écouter Irmgard Seefried ; Léa Trommenschlager éblouit dans les monologues d’Ariane, par une diction magistrale, habitée, qui nous suspend à ses lèvres, par une voix de soprano dramatique dont l’aisance dans le grave stupéfie. Mais pour toutes deux, l’aigu forte demande encore à être canalisé, pour éviter l’impression que la voix s’y lâche un peu trop.
Grande déception en revanche avec le Bacchus de Marc Haffner : le rôle est impossible, on le sait, peut-être le ténor était-il souffrant ce soir-là, car on gardait un bien meilleur souvenir de son Siegfried dans la Tétralogie réduite donnée en tournée à l’automne 2011.
Arlequin sans grand relief de Vladimir Kapshuk, à qui ses complices volent la vedette, en particulier le remarquable Damien Bigourdan, au timbre acéré et à la présence scénique incomparable. Le maître de musique de Thill Mantero est bien pâle, et peine à donner un sens et un souffle au mot Ariadne, titre de l’œuvre de son élève qu’il répète ad nauseam et qui devrait être toujours plus chargé d’emphase.
Dans le trio féminin, le timbre de la Dryade paraît trop sombre, celui de la Naïade trop léger et pas assez distinct de celui d’Echo.
La vivacité, la rapidité même avec laquelle Maxime Pascal dirige son orchestre est souvent convaincante, elle aide parfois les chanteurs à surmonter les difficultés de leur rôle, mais elle passe aussi à côté de certains moments de grâce dont on aimerait qu’ils marquent un contraste plus grand avec les passages plus vifs. Plus qu’une version de concert, cette soirée n’en est pas moins riche de promesses et d’espoirs à ne pas perdre de vue ni d’oreille.
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