Chaque artiste est unique. Sabine Devieilhe, si exceptionnelle soit-elle, n’effacera pas le souvenir de Natalie Dessay tout comme l’histoire démontra il y a une cinquantaine qu’Elena Soulioutis n’était pas la nouvelle Callas. C’est pourtant Jessye Norman que rappelle étrangement Michelle Bradley, invitée mardi soir dernier par le Théâtre du Châtelet à participer à la première (et dernière ?) édition du Festival international des Académies Lyriques.
Même physique, même profil, même sourire sybarite, même coiffure à l’antique, même vocalité généreuse, même velours pourpre et même sentiment de plénitude enivrante procuré par l’écoute d’un chant radieux. Originaire du Texas, Michelle Bradley a rejoint il y a deux ans The Lindemann Young Artist Development Program, un centre de formation artistique créée à New York en 1980 par James Levine, alors directeur du Metropolitan Opera, qui vise à accompagner les premiers pas de celles et ceux que dans le monde des affaires on appelle les « hauts potentiels ». Durant le cycle d’apprentissage, les jeunes chanteurs sont autorisés à assister aux répétitions des opéras représentés sur la première scène new yorkaise. L’opportunité leur est aussi offerte de se frotter aux planches, comme doublure ou dans des seconds rôles. C’est ainsi que Michelle Bradley fera ses débuts au Met cette saison en Grande Prêtresse dans Aida et en femme crétoise dans Idomeneo. Un tel programme porte ses fruits si l’on en croit YouTube où quelques vidéos datées d’un ou deux ans offrent de la jeune soprano une image vocale qui n’est que le pâle reflet de son chant aujourd’hui.
Non « D’amor sull’ali rosee », drapé dans une étoffe somptueuse que l’on voudrait davantage ouvragée – le trille insuffisamment marqué, l’attaque encore lourde, le trait simple – mais des Lieder de Straus éblouissants , dont la triomphale « Cäcilie », extirpés de leur salon rococo et projetés puissamment d’une voix voluptueuse comme s’il s’agissait d’airs d’opéra. L’on entrevoit La Maréchale que Michelle Bradley compte à son répertoire et plus encore Ariane que l’on rêverait d’entendre sur scène chantée ainsi. « Depuis le jour » démontre que, contrairement à l’impression laissée par l’air du Trouvère, la chanteuse sait filer les sons et alléger l’émission tandis que « Mercè, dilette amiche » évoque non plus Norman mais Cerquetti, dévoilant un grave luxurieux et rappelant dans un flot de vocalises ciselées avec précision qu’opulence et agilité ne sont pas antinomiques. Les spirituals, dont le premier chanté a capella, auraient pu être anecdotiques. La soprano les replace en quelques mots dans un contexte culturel et personnel. Enseignés par ses parents, les chants religieux des esclaves noirs lui donnent aujourd’hui du courage. Et du courage, on sait combien il en faut pour envisager une carrière lyrique. Michelle Bradley a déjà franchi pas mal d’étapes. Si elle continue sur cette trajectoire, elle ira loin.
Inévitablement, l’autre chanteuse de la soirée, elle aussi issue du Lindemann Young Artist Development Program, pâtit de la confrontation avec sa partenaire. Diplomée de l’Université de Montréal, récompensée déjà par plusieurs prix, Rihab Chaieb est une mezzo-soprano dotée d’un timbre duveteux, d’une voix longue, égale et d’un certain courage si l’on en juge à son regard volontaire et à son programme. Attaquer par Banalités, cinq mélodies à l’humeur capricieuse composée par Francis Poulenc en 1940, relève de l’inconscience lorsqu’on ne maîtrise ni la prononciation de la langue française, ni l’esprit de cette musique. « Una voce poco fa » n’est pas non plus sans risque et de fait, l’interprétation de la cavatine de Rosine expose moins les forces que les faiblesses d’un chant qui, à trop jouer avec le feu, frôle l’accident. Est-ce une question de langue ? Lizst et Schubert s’épanchent avec plus de naturel. C’est cependant lorsque la voix de la mezzo se mêle à celle de la soprano, qu’on l’apprécie davantage. Les deux timbres ont des couleurs complémentaires, dans le duo entre Poppée et Néron extrait de L’incoronazione di Poppea, dans une poignée de Lieder en début de deuxième partie, ou en bis, dans une inévitable barcarolle des Contes d’Hoffmann, joliment balancée par Valeriya Polunina, pianiste complice de l’une et l’autre des deux chanteuses tout au long de la soirée.
Prochain rendez-vous du Festival international des Académies lyriques le mercredi 25 janvier avec des jeunes voix russes cette fois, en provenance du Young Artists Opera Program du Bolchoï.