Pour sa cent-cinquantième retransmission dans les cinémas, le Met proposait ce 14 janvier Fedora de Giordano dans une nouvelle production de David McVicar, la treizième depuis ses débuts in loco en 2009. L’ouvrage n’avait plus été donné sur la première scène new-yorkaise depuis les représentations de 1996 conçues spécialement pour Mirella Freni. Cette fois le rôle-titre échoit à Sonya Yoncheva qui l’avait déjà interprété à Milan en octobre dernier aux côtés de Roberto Alagna pour son retour triomphal à la Scala. Le metteur en scène écossais propose un spectacle on ne peut plus traditionnel dans de somptueux décors signés Charles Edwards. Les lieux et l’époque de l’action sont parfaitement respectés comme en témoignent les magnifiques costumes de Brigitte Reiffenstuel en particulier les robes à tournure des femmes, typiques de la mode des années 1880, qui mettent en valeur les protagonistes féminines comme tout costume d’opéra devrait le faire.
Fedora © Ken Howard / Met Opera
Au premier acte un salon richement meublé, aux parois sombres ornées de tableaux austères et d’icônes religieuses représente le palais du comte Vladimir Andrejevich à Saint-Pétersbourg, A travers le mur du fond on aperçoit par instant, grâce à un subtil jeu de lumières, la chambre à coucher où le comte se meurt. Au deux, l’action se déplace dans la demeure parisienne de Fedora. Au lever du rideau les invités valsent dans une grande salle claire et lumineuse à l’arrière-plan de laquelle trône sur une estrade un piano de concert. Enfin au trois, la résidence suisse des deux amants s’ouvre sur une terrasse qui donne sur un paysage de montagnes. Ces décors ne sont pas sans rappeler ceux de la production de 1996 signée Beppe de Tomasi. Après sa Tosca de 2018, quasi conforme à celle de Zeffirelli, McVicar semble vouloir s’inscrire dans une tradition de bon aloi conforme à la réputation du Met. La direction d’acteurs précise et rigoureuse n’offre aucune surprise, il s’agit d’un travail impeccable, d’une parfaite lisibilité qui ne cherche pas à déstabiliser le spectateur. La seule idée originale est constituée par l’apparition du fantôme de Vladimir au cours des actes deux et trois.
Fedora © Ken Howard / Met Opera
Comme a son habitude le Met a réuni une distribution irréprochable jusque dans les plus petits rôles si nombreux dans cette œuvre. On aimerait tous pouvoir les mentionner tant chacune de leurs apparitions est parfaitement juste et en situation. Citons le touchant petit savoyard de Luka Zylic à la voix gracile qui s’accompagne à l’accordéon au dernier acte, le Dimitri bien chantant de Laura Crumm, les excellents Baron Rouvel et médecin de Scott Sculli et Paul Corona, les deux joueurs fêtards du premier acte, Rocky Eugenio Sellers et Tony Stevenson, le Cirillo à la voix de bronze de Jeongcheol Cha, sans oublier l’étonnante composition de Lucia Lucas, chanteuse transgenre, dans le rôle de Grech, l’officier de police.
Lucas Maechem campe un impeccable De Siriex, aussi à son aise lorsqu’il batifole avec Olga au II que lorsqu’il vient annoncer de graves nouvelles à Loris au III. Son air « La donna russa » chanté avec une voix robuste et sonore a déclenché les acclamations du public. A ses côtés Rosa Feola a délaissé ses rôles habituels de jeunes filles sages – elle a été Gilda sur cette même scène la saison passée- pour incarner avec brio une Olga espiègle, un rien déjantée, étonnante de drôlerie. Avec sa robe rose et ses cheveux roux bouclés elle n’est pas sans rappeler Mado la Niçoise. Vocalement elle fait preuve d’une impeccable virtuosité dans son air « Il Parigino è come il vino ». Piotr Beczala a commencé la soirée en petite forme, mais on oubliera assez vite quelques aigus crispés et une tendance à prendre les notes par en-dessous au début du II pour vanter son admirable composition dramatique. « Amor ti vieta » est déclamé avec une belle ligne de chant et un élégant legato, à partir de « Mia madre, la mia vecchia madre », son grand duo avec Fedora est interprété avec une intensité croissante jusqu’à la fin de l’acte. Au III il tire de sa voix des accents poignants pour exprimer son désespoir face à la mort de Fedora, Au rideau final le public lui réserve une belle ovation pour cette prise de rôle réussie.
Fedora © Ken Howard / Met Opera
Sonya Yoncheva affronte crânement la partie écrasante de Fedora qui réclame un aigu brillant, un registre grave large et sonore et de l’endurance car le personnage ne quitte pratiquement jamais la scène. Cela explique sans doute, au bout de cinq représentations, le léger vibrato qui affecte ses notes aiguës lors de son entrée mais qui fort heureusement s’estompe assez rapidement. La cantatrice bulgare nous offre une incarnation magnifique de la princesse russe qui se hisse au niveau des grandes interprètes du personnage et constitue désormais l’un de ses meilleurs rôles. Son premier air « O grandi occhi lucenti » est chanté avec une voix chaude et sensuelle, mais c’est dans le grand duo du deux que la voix s’épanouit et que son interprétation gagne en intensité au contact de son partenaire. Au dernier acte, son désarroi lorsqu’elle découvre l’horrible vérité, met en valeur ses talents de tragédienne, son agonie est servie par un chant déchirant, émaillé d’accents d’une raucité impressionnante (« Ah ! Non uccidermi ! ») et s’achève sur un délicat pianissimo. Du grand art.
Au pupitre Marco Armiliato propose une direction brillante qui met en valeur la richesse de la partition, les couleurs sombres du premier acte, l’aspect primesautier du deuxième qui s’ouvre sur un rythme de valse et enfin l’agitation qui va crescendo lors de la mort de l’héroïne au trois. Soulignons également l’excellente prestation du pianiste Bryan Wagorn qui joue au deuxième acte une pièce de concert à la manière de Chopin, en contrepoint du duo entre Fedora et Loris.