Rien ! C’est par ce mot terrible que débute le livret lorsque Faust s’interroge sur le sens de sa vie. Découpé en lettres de néon sur le fond de la scène, c’est le point de départ, mais aussi le point d’arrivée de l’ambitieuse mise en scène de Reinhard von der Thannen, située entre parodie de science fiction et abstraction pure. Dans une univers entièrement blanc où se découpe un large motif géométrique aux allures de planète entourée de ses orbites (on peut aussi y voir un grand œil stylisé), Méphistophélès va s’occuper du destin des hommes, non pas en montant des enfers, mais en descendant du ciel où il règne en maître. L’esthétique globale est très visuelle, très contemporaine, mais ses significations sont parfois obscures ou ambiguës. Au fil des actes, des accessoires illustrent le livret, composant des tableaux plus ou moins réussis selon les scènes ; de grandes sculptures tombées des cintres, pas toujours utiles, feront apparaître tour à tour un squelette surdimensionné, très spectaculaire, une énorme marguerite, des tuyaux d’orgue pour la scène de l’église, créant à chaque fois la surprise du public. Les images les plus fortes et les plus chargées d’émotion venant à la fin du spectacle, dans le plus grand dépouillement : d’énormes boulets noirs figurent la prison où croupit Marguerite perdue, à la fois victime et coupable, et les dernières scènes de l’œuvre se feront avec de superbes éclairages pour tout décor, et la réapparition du mot Rien, tout à la fin, qui renvoie chacun à ses interrogations métaphysiques. Entre-temps, tout le côté anecdotique du livret, conforme à la tradition du XIXe siècle mais qui s’écarte le plus de Goethe et qui paraît très daté aujourd’hui, aura été traité avec dérision et dans une certaine confusion : l’air des bijoux sans coffret, ni miroir, ni bijoux (mais avec une sorte d’étole en strass), la scène du jardin avec des fleurs en plastique, etc…
Les chœurs, très nombreux, les ballets et leurs différentes interventions semblent avoir donné bien du fil à retordre au metteur en scène : que faire de ces passages qui viennent ralentir l’action et affadir le drame ? Soldats, étudiants, bourgeois, danseurs, jeunes filles et matrones seront tous confondus et tous déguisés en identiques clowns jaunes (à moins qu’il ne s’agisse de membres dissidents du Ku Klux Klan ou de zombies sur lesquels règnerait Méphistophélès) et du fameux « Gloire immortelle de nos aïeux » on fera un carrousel de cirque. Pas sûr que ces scènes-là en ressortent grandies…
Piotr Beczala (Faust), Ildar Abdrazakov (Méphistophélès) © Salzburger Festspiele / Monika Rittershaus
Sur le plan musical, le parti choisi est celui de l’emphase, tant pour l’orchestre que pour les voix. Certes, la partition tire dans ce sens par bien des aspects. Mais elle est aussi vocalement ardue, et les rôles de Faust et de Marguerite en particulier nécessitent des chanteurs aux moyens puissants. L’apparent paradoxe de l’opéra français est que plus les voix sont lourdes plus les airs sont difficiles ; la solution doit toujours être cherchée du côté de la priorité au texte, d’une part, et de l’allègement vocal dans l’aigu d’autre part. Ni Piotr Beczala ni Maria Agresta (tous deux sont pourtant des chanteurs aguerris) n’ont choisi cette voie, et, sûrs de leurs moyens et de leur excellente technique vocale, ils puisent dans leurs réserves et chantent tout en force, soutenus par un orchestre bien sonore, lui aussi. Certains airs sont magnifiques, « Salut, demeure chaste et pure », adressé dans le vide sonne comme une déclaration d’amour universelle ; mais la mise en scène impose souvent de chanter les grands airs depuis le fond de scène et non à l’avant au-dessus de l’orchestre, ce qui serait pourtant beaucoup plus facile pour les chanteurs, et à ce jeu-là, les voix finissent par se fatiguer, par perdre un peu de leurs couleurs. Le texte n’est guère compréhensible, au point qu’un francophone se voit obligé de lire les sous-titres (allemand ou anglais) pour suivre… L’air des bijoux tombe à plat, ainsi que le monologue qui précède, faute d’être magnifiés par la mise en scène. Le drame est néanmoins bien perceptible, poignant même, et le désespoir de Marguerite au quatrième acte ne peut laisser personne indifférent. Ildar Abdrazakov est excellent de bout en bout dans le rôle de Méphistophélès, qu’il finirait presque par rendre sympathique à force de faire résonner sa très belle voix, et de promener entre ciel et terre sa charmante nonchalance. Le baryton russe Alexey Markov campe un Valentin sans grand caractère, mais qui meurt très dignement : la voix est belle, puissante et bien timbrée. Tara Erraught, mezzo irlandaise spécialisée dans les rôles travestis, fait de Siébel un gros garçon maladroit et sans grâce, un peu fade vocalement. Excellente dans le rôle de Marthe, Marie-Ange Todorovitch donne à toute la troupe une véritable leçon de diction française, et confère au personnage qu’elle incarne, pourtant bien secondaire, à la fois beaucoup de fantaisie et de caractère.
L’orchestre, moins à l’aise dans Gounod qu’il ne l’est dans Mozart ou dans Strauss, semble hésiter quant au style à donner à cette musique, ni tout a fait légère ni sérieusement tragique à ses yeux, et Alejo Pérez cherche longtemps le bon compromis avant de se laisser emporter par le lyrisme de la partition.