Nos amis allemands ont vu juste : Faust devrait s’intituler « Marguerite », non seulement parce qu’elle est au coeur du livret, mais aussi parce que le rôle est humainement, le plus riche, le mieux campé, le plus crédible. Ce soir nous le confirme, où Ruzan Mantashyan fait figure de révélation.
Pourquoi la mise en scène nous renvoie-t-elle, de façon incertaine, aux années d’après-guerre ? L’opprobre qui stigmatisait alors les « filles-mères », a fortiori les infanticides, aurait pu inspirer Georges Lavaudant. Ce n’est même pas le cas. Néons, kitsch, ne manque que le formica des années soixante, un no man’s land propre à générer la dépression, c’est gris, triste, laid, avec un jeu inabouti sur deux niveaux. Le décor unique suggère des alignements de garages individuels, aux portes coulissantes, avec un escalier de secours en colimaçon. Pratiquement aucun accessoire sinon une longue table, deux immenses canapés, et une chambre d’adolescente. Quelques trouvailles, bienvenues, ne suffisent pas à racheter une pitoyable mise en scène : le coffret des bijoux est un immense paquet cadeau, contenant les quatre diables et une merveilleuse robe éclatante de lumière, dont la traine est constituée de fragments de miroirs brisés (symbole ?), qui parera Marguerite. Méphisto est secondé par ces quatre diables manipulateurs, de noir vêtus, aux petites oreilles pointues, qui doivent être danseurs, encore que les pas et les déplacements en fassent souvent douter. Côté direction d’acteurs, les chœurs – vocalement excellents, malgré de ponctuels décalages imputables à la fosse – affublés de façon également laide voire ridicule (les femmes tout particulièrement), se voient imposer une gestique désuète, que l’on accepterait avec bienveillance dans une fête d’école, pêchant aussi par une synchronisation défaillante qui en accuse le ridicule. Ridicule aussi cette nuit de Walpurgis – dont le ballet a été supprimé – où pénitents masqués aux coiffes pointues (qui renvoient au Klu Klux Klan) et ecclésiastiques mitrés brandissent leur croix dans une lumière rougeoyante. Ambiguïté de la dernière scène, christique, mais où le personnage central, quasi crucifié et porteur d’une couronne d’épines, encadré par les deux larrons, n’est autre que Méphisto. Comment ne pas sourire lorsqu’un géant ailé s’empare du corps de Marguerite et que le chœur chante « Christ est ressuscité » ?
Heureusement, la musique de Gounod est là, revisitée par Michel Plasson, avec une distribution très inégale d’où on retiendra donc la Marguerite de Ruzan Mantashian, jeune soprano lyrique arménienne, dont la voix et le jeu forcent l’admiration. De la fraîcheur de l’adolescence (bien qu’affublée d’un tutu à sa première apparition) aux tourments, aux remords, elle incarne cette héroïne fragile et forte, sincère et passionnément éprise de son séducteur. Dès la Chanson du roi de Thulé, tout est là. La voix est ample, sonore, avec une riche palette de couleurs, au timbre capiteux, le chant comme le jeu sont justes et devraient lui valoir une grande carrière, déjà bien amorcée.
John Osborn n’a pas les moyens de Faust, ni le français. Insignifiant, au chant outré, caricature de bel canto, on est très loin de ce ténor français, souple, généreux, qui ne hurle pas le « chaste » de sa cavatine. Oublions. Adam Palka est une vraie basse, solide, impérieuse, insinuante. N’était son français déplorable, il a tous les moyens requis. Les strophes du « Veau d’or », l’attestent, malgré un rire méphistophélique peu crédible. La voix est souple, avec des aigus aisés et des attaques claires. Autoritaire, habile, séducteur, lubrique, le personnage est remarquablement campé. Le Valentin de Jean-François Lapointe a bien vieilli. Complice du chef avec lequel il chantait déjà Faust à Orange il y a dix ans, sa technique impeccable compense le passage des ans. Bien que desservi par la mise en scène – qui le fait se dresser pour chanter « je tombe en soldat » – chacune de ses interventions retient l’attention, ne serait-ce que par la diction parfaite. Wagner (Shea Owens) et Siebel (Samantha Hankey) déçoivent par des moyens inadéquats, par leur absence de style et par leur prononciation. Heureusement, nous retrouvons Marina Viotti en Dame Marthe : la voix est admirable et a encore gagné en maturité, le jeu est parfait. On se prend à regretter que Gounod ne lui ait pas écrit un grand air. Une splendide mezzo avec laquelle il faudra compter.
Michel Plasson, qui a accepté de remplacer Jesùs López Cobos, souffrant, retrouve ainsi ses lointaines amours : à 85 ans, c’est un bain de jouvence qu’il nous offre. Sa longue familiarité à l’ouvrage, la vénération que lui portent les musiciens vont donner à cette musique un relief inaccoutumé, et l’écoute du seul orchestre est un bonheur parfait. L’attention portée aux voix, le dosage des équilibres sont exemplaires. Les ensembles, tous remarquables, font oublier les carences de tel ou telle. La musique vit, respire, se colore, avec des nuances et une subtilité qui nous font redécouvrir quel orchestrateur était Gounod. Les bois (hautbois et cor anglais tout particulièrement) n’appellent que des éloges.