C’est à la recherche d’une nouvelle veine, mêlant le rire et les larmes qui aboutira à son dernier chef-d’œuvre, Les Contes d’Hoffmann, qu’Offenbach jeta son dévolu sur la comédie romantique d’Alfred de Musset. Hélas, son Fantasio lyrique fît un four à sa création en 1872. Trop complexe, tant sur le plan musical que sur celui du livret, il fut mal reçu par un public ébranlé par un contexte historique désastreux : guerre franco-prussienne, chute du Second Empire, perte de l’Alsace-Lorraine… Comble de malchance pour la postérité, avant de les retrouver, on a longtemps cru ses partitions brûlées dans le deuxième incendie de la salle Favart le 25 mai 1887, provoqué par un défaut de l’éclairage au gaz pendant le premier acte de Mignon.
Ayant déjà récolté pléthore de lauriers : Paris (Opéra comique au Châtelet en 2017) avant Genève, Montpellier, et en attendant Zagreb en projet pour 2020, ce Fantasio revisité et reverdi par Thomas Jolly vient de débarquer à Rouen — la ville natale du metteur en scène où une vocation théâtrale précoce l’a frappé dès l’âge de dix ans ! C’est dire combien cette expérience lyrique, consacrée par un brillant parcours allant de Shakespeare à Guitry, a été bien reçue au Théâtre des Arts. En s’appuyant sur le travail colossal du chef d’orchestre et compositeur belge Jean-Pierre Haeck, grand spécialiste d’Offenbach, Jolly a relevé avec brio ce défi : la résurrection d’une œuvre importante qui a bien failli disparaître. Tout en étant d’une précision horlogère, sa proposition étourdissante n’appelle que des louanges tant sur le traitement visuel ludique que sur la dramaturgie et la direction d’acteurs sensibles et festives à la fois.
L’ouverture mélancolique inhabituelle chez Offenbach ayant d’emblée donné le ton ambigu de la partition sous la baguette ès qualité de Jean-Pierre Haeck, celui-ci fait sonner l’Orchestre de l’opéra de Rouen Normandie comme un seul homme. En dépit de quelques pesanteurs et rares décalages de certains ensembles, les musiciens exécutent avec passion et enthousiasme cette musique alternativement pétillante et sentimentale… Ce sont ces contrastes entre drôlerie et tristesse qui sont mis en valeur dans la mise en scène. Par ailleurs, on ne peut que saluer la prestation du Chœur accentus/ Opera de Rouen Normandie, très sollicité vocalement et physiquement tout au long de la représentation.
Fantasio- scène finale © Jean Pouget
Vocalement, la distribution rouennaise est dominée par la soprano belge Sheva Tehoval. Chacune de ses apparitions est un délice car le rôle de La Princesse s’avère tout à fait à sa mesure. Voix légère et ambitus court, certes, mais son joli timbre transparent, sa présence affirmée, son excellente diction, son phrasé impeccable et sa musicalité en font la reine de la soirée. Particulièrement remarquables, sa première romance et les deux duos d’amour avec Fantasio dans lesquels elle parvient à communiquer à sa partenaire la magie qui lui manque. En effet, malgré ses louables efforts, la mezzo Angelique Nordus, ayant pourtant fait ses preuves dans le répertoire baroque et dans Mozart, n’arrive pas à s’imposer dans le rôle titre qui ne convient ni à sa voix peu mélodieuse ni à son tempérament fonceur. Une erreur de casting sur laquelle il nous semble inutile de s’étendre tant elle est regrettable. De son côté, la jeune mezzo Alix Le Saux incarne avec assurance et une vis comica instinctive le personnage de Flamel.
Hormis Philippe Esthèphe (Spark bien chantant dans son air du premier acte) qui prend ici à nouveau vaillamment la tête des joyeux étudiants et Bruno Bayeux (dans trois petits rôles), la distribution masculine est entièrement nouvelle. Très digne dans son attitude, Jean-François Vinciguerra, le Roi de Bavière a bien peu à chanter, tandis que David Tricou prête joliment sa voix de haute-contre au personnage de Facio. Quant au baryton Philippe-Nicolas Martin, il campe avec aisance Le Prince de Mantoue et la puissance vocale ne lui fait pas défaut pour le bel air « Je ne serai donc jamais aimé pour moi-même ». Dans le personnage de Mannoni, son serviteur complice, le ténor de caractère, Antoine Normand a l’occasion de faire valoir ses dons de comédien avec un « Reprenez cet habit » fort divertissant.
À l’heure où le génie d’Offenbach est enfin pleinement reconnu, cette brillante production énergisante a sans doute un bel avenir devant elle.