Autre orchestre, autre chef, distribution renouvelée des principaux rôles masculins… De retour au bercail au bout de moins de deux ans (1) cette production maison de l’ultime feu d’artifice verdien n’a rien perdu de sa vitalité. Par la grâce d’un compositeur ne se refusant aucune audace et d’un librettiste porté par le génie de Shakespeare sans en être entravé, pas question de se demander si c’est la parole ou la musique qui vient « prima » tant les deux sont entrelacées.
Le cinéaste Mario Martone et ses partenaires ont plusieurs fois démontré leurs talents conjugués dans le domaine lyrique, notamment à Pesaro. Nous ne reviendrons ni sur les qualités de la mise en scène, ni sur l’efficacité du dispositif, ni sur la réussite des costumes. Tout cela a été commenté et salué en 2008 dans cette même rubrique.
Sous la baguette de Daniele Gatti, pour la première fois à Paris dans la fosse, l’Orchestre national de France s’empare avec assurance de cette partition dans laquelle sont imbriqués le lyrique et le burlesque. Rythmes syncopés, trémolos, parodies, ponctuations instrumentales insérées dans le parlando… Les voltes faces incessantes des humeurs et des tempos exigent une flexibilité assidue et un jeu raffiné. L’orchestre doit broder, soutenir — parfois simultanément — trois actions : les scènes d’amour des jeunes gens, les complots des femmes et ceux des hommes agissant séparément pour confondre le grotesque séducteur.
À l’évidence, Marie Nicole Lemieux, Mrs Quickly malicieuse et drôle, se délecte des bons tours qui se préparent pour enfoncer le malheureux Falstaff dans le ridicule qu’il a mérité. La diction est nette, la voix bien assise et homogène avec des graves faciles. La chanteuse, comme le personnage, attire toute la sympathie du public.
Dans un rôle qui convient parfaitement à ses moyens vocaux et à son timbre chaleureux, la belle Antonacci, gracieuse et suprêmement élégante, incarne Alice Ford — idéal féminin qui fait rêver les hommes. On retrouve aussi en Meg Page la mezzo Caitlin Hulcup qui tient agréablement sa modeste partie.
Nouvelle venue dans ce Falstaff, Chein Reiss apporte à Nanetta fraîcheur et grâce. Voix légère mais bien projetée, joli timbre de soprano mozartien, elle nous charme autant par ses duos avec son amoureux que dans l’air enchanteur de la Reine des fées « Sul fil d’un soffio etesio ». Bien de sa personne, le ténor sicilien Paolo Fanale forme avec elle un couple assorti. Son « Boca baciata non perde ventura » est un délice — anticipé comme il se doit. Un jeune chanteur peu connu en France que l’on aimerait revoir dans un rôle plus exposé. Quant à Raul Giménez, ténor argentin, spécialiste de Rossini, il est un Dr Cajus de super luxe.
Moins naturellement ombrageux que Ludovic Tézier, le Canadien Jean François Lapointe, entendu souvent dans le répertoire français, confère à Ford sa belle stature, son timbre plaisant et son talent d’acteur. S’il manque de désespoir dans sa rage jalouse « O matrimonio : Inferno ! », c’est avec beaucoup de finesse qu’il chante la grande scène du deuxième acte avec Falstaff : Anthony-Michaels Moore. Aucun des deux barytons n’accentue le comique de la situation ; l’un et l’autre se montrent excellents dans les traits les plus subtils, le chant est satisfaisant, mais l’expression dramatique demeure un peu fade. Cette hilarante rencontre qui noue l’action est cruciale car elle parachève le portrait d’un Falstaff jouisseur, hâbleur et ivrogne en mettant en lumière ses côtés naïfs et pitoyables. Le chanteur britannique réussit bien les passages en demi-teinte et possède les notes du rôle, mais il lui manque la carrure pour empoigner l’auditeur au cœur et peindre cet homme en fin de parcours, risible mais touchant, avide de plaisirs mais désenchanté, et surtout, conscient de la vanité des choses humaines.
En même temps que la conclusion de la comédie, l’extraordinaire Fugue bouffe sera l’épilogue que Verdi donnera à son œuvre. Ici, le metteur en scène fait éclairer brutalement la salle ; Falstaff regarde le public droit dans les yeux ; il le montre du doigt en prononçant très distinctement « Tutti gabbàti » (Tous dupés) avant que ne résonne « La risata final ».
(1) http://www.forumopera.com/v1/concerts/falstaff_tce080619.html