Il faut d’abord rendre grâce au Bayerisches Staatsoper d’avoir permis au monde entier de bénéficier en direct et en streaming de sa nouvelle production de Falstaff. Même s’il devient difficile de se consoler de ne pas retrouver l’impact physique de la musique in situ, de voir ces salles vides, de n’entendre aucun rire, aucune rumeur, aucun applaudissement, à part les piétinements de bienvenue de l’orchestre pour le chef.
Tel est le sort malheureux du spectacle vivant qui attend de retrouver sa lumière, et nous avec lui ; mais qui pourtant, vaille que vaille, avec courage et abnégation, par ses archives ou par ses streamings, nous ouvre encore une fenêtre, même virtuelle, sur la scène et sur le monde des arts.
De surcroît, il faut remercier l’opéra de Munich de nous offrir le Falstaff de Verdi, dont le nom seul suffit déjà à promettre, au moins à beaucoup d’entre nous, sa part de bonheur.
En presque 130 ans de règne à l’opéra, le Pancione, comme l’appelait son créateur musical, est passé par à peu près tous les états, du gros ours mal léché dans son auberge défraîchie au clown bigarré et flashy sur son lit-trampoline en passant par le quasi-clochard libidineux ou le grand seigneur de palace déargenté et égaré dans les 50’s. Dès lors, qu’allait donc nous proposer la mise en scène de Mateja Koležnik ? C’est l’univers de Paolo Sorretino qui constitue ici la référence de l’artiste slovène. On y reconnaît les personnages à la fois caricaturaux et pourtant très réalistes de la Grande bellezza, par exemple. On y retrouve aussi les lumières et les ambiances des milieux où se côtoient anciens et nouveaux riches, entre les parvenus qui ont réussi et ceux qui voudraient prendre leur place. Quoi de mieux, pour cela, qu’un casino, symbole des excès que suppose une course éperdue à l’improbable fortune ? On y voit donc un certain clinquant berlusconien qu’on aurait transposé dans les années 70. Pour le climat, l’intention de la metteuse en scène est bonne et prometteuse.
Mais force est d’avouer, pour ce qui concerne votre serviteur, que cela ne prend pas. Ce casino, à peine esquissé au premier acte, paraît presque clandestin tant il est vide et sonne faux. On y joue (à peine), on y danse (un peu), on y boit (beaucoup) et on s’y déshabille (pas mal). Les cloisons amovibles nous transportent constamment des salles du casino aux couloirs et aux chambres de l’hôtel qui l’abrite, jusqu’à figurer par quelques jeux de lumière un inquiétant parc de Windsor. Les costumes, dignes du mauvais goût drolatique des années 70, sont tout à fait conformes à l’image des parvenus que Mateja Koležnik veut nous montrer. Tout ce petit monde évolue au milieu de décors sinistres où des femmes de chambre, parfois très court vêtues pour le plus grand bonheur de sir John et de ses comparses, n’en finissent pas de pousser leur chariot et de dévoiler dans de faux placards les réserves de papier-toilette. Plus qu’à l’esthétisant Sorrentino, on pense alors à un Tcherniakov égaré chez un Tex Avery, mais frappé d’arthrite.
Car tout ceci bouge, mais sans mouvement. Même le fameux tourbillon que devrait être l’irruption de Ford et de ses ouailles pour trouver Falstaff reste désespérément pauvre et presqu’immobile. Les idées sont rarement drôles, sans magie, quand elles ne flirtent pas allègrement avec la vulgarité, même durant la scène du parc de Windsor où une sorte de mauvaise revue de cabaret, avec Nannetta en meneuse, reste elle aussi d’un statisme où finit par poindre un brin d’ennui. S’ennuyer dans Falstaff, c’est un gâchis.
Mais tout à coup, juste avant la scène du double mariage, tout s’arrête. Sur le plateau, un écran agencé comme une conférence zoom dévoile en noir et blanc les protagonistes qui chantent la scène finale comme lors des innombrables montages vus sur internet pendant le confinement, comme s’ils répétaient. Pendant que débute la fugue ultime, pourtant si symbolique de ce grand éclat de rire ironique du dernier Verdi, les membres du chœur, les techniciens, les danseurs, les solistes, puis le chef, tous masqués, viennent sur la scène et y restent ainsi, figés, fixant avec l’orchestre debout et aux visages fermés la salle vide, en quête d’applaudissements virtuels. Une fin très « sorrentinienne », en effet. Mais cette dernière image, pour forte qu’elle soit –et elle l’est assurément- achève de plonger ce spectacle dans une ineffable tristesse.
Ce que l’on entend est finalement à la hauteur de ce que l’on voit. Le clinquant n’est pas brillant, mais mat. Tous ces personnages se ressemblent un peu. Ils sont riches ou aspirent à la rester. Ils s’ennuient, comme chez Sorrentino et cherchent à s’amuser un peu aux dépens d’un lourdaud qui veut rattraper leur réussite, mais qui n’a pas encore tous leurs codes. Dès lors, tout semble un peu uniformisé, même les voix. Le Dr Caius de Kevin Conners flirte avec la justesse et se trouve vite aux limites de ses moyens. On aurait aimé le Bardolfo de Timothy Oliver plus sonore, notamment dans les ensembles où sa voix devrait trancher avec celle des autres. Son comparse Pistola, Callum Thorpe, est quant à lui très correct, mais un peu absent. Galeano Salas est un Fenton appliqué, plutôt bien chantant mais il incarne fort peu un personnage déjà assez falot, comme le résume un visage figé de bout en bout. De même, le Ford de Boris Pinkhasovich est aussi froid et raide qu’il est possible. Il se sort très bien de son air de la jalousie grâce à une belle voix très homogène, aidé par de bons aigus et malgré des graves assez limités. Mais il ne marque pas davantage les esprits.
Le quatuor féminin aurait pu tirer son épingle du jeu, mais il n’en reste qu’aux promesses. En patronne de ces Desperate housewivesqui s’ennuient ferme et qui aiment taquiner un peu le champagne, l’Alice au fort tempérament d’Ailyn Pérez est crédible et déploie un bel instrument, à l’aise dans tous les registres et dans toutes les situations, mais sans emporter la mise. Bien plus discrète, y compris vocalement, la Meg de Daria Proszek, ne marque pas davantage. Judit Kutasi déçoit même en Miss Quickly, peut-être parce que l’on a dans l’oreille des interprètes aux graves mieux maîtrisés et plus marqués, et en mémoire des personnages plus truculents. Seule Elena Tsallagova en Nannetta nous réveille de la torpeur qui menace, grâce à une voix bien posée, qui sait tenir la note exactement lorsqu’on l’attend, et qui le fait avec beaucoup de grâce et de poésie dans la voix, moins acidulée et plus charnue que d’autres interprètes du rôle mais qui n’en manque pas moins d’intérêt.
Reste Falstaff. Celui de Mateja Koležnik et Nikolaus Stenitzer n’est pas la caricature de lui-même. Ce n’est pas seulement un personnage libidineux, ivre de lui-même et de vin. Ce Falstaff-là décline, lui aussi, et il y a de la tendresse chez cet incorrigible prétentieux. Pour sa prise de rôle, Wolfgang Koch a incontestablement la voix idoine, et il sait s’en servir. Sa diction est très propre, sa ligne de chant tenue, son legato soigné. Mais son Falstaff, figure de parvenu au milieu des anciens et des nouveaux riches (on ne sait plus d’ailleurs qui est qui parmi eux), manque toutefois de ces nuances qui font les grands Pancioni. Son retour de la Tamise n’est pas assez désabusé, ses colères n’impressionnent pas, tout est trop lisse chez ce Falstaff qui n’est que le spectateur des petites cruautés des autres. Ainsi son « L’Onore ?!… Ladri » est traité comme un morceau de bravoure, bien réalisé, mais pas assez incarné. Peut-être pense-t-il qu’il a déjà perdu la partie. Mais qu’importe, puisque tout ceci n’est qu’une farce.
Michele Mariotti aime les effets et les multiplie. A la tête d’un bel orchestre placé au-dessus de la fosse, bien capté et dont on apprécie de retrouver les si beaux timbres, notamment les bois, il alterne très ostensiblement rallentandi et accelerandi, crescendi et decrescendi, tout en faisant claquer cuivres et percussions. On peut trouver cela aussi clinquant et superficiel que les personnages de Sorrentino, mais ici, cela donne du nerf et du relief à un spectacle bien pensé et plein de promesses, mais qui laisse finalement un peu sur sa faim.