Le monde comme basse-cour. C’est l’idée directrice de cette production de Falstaff, créée à Monte-Carlo en 2010 et dont Elisabeth Bouillon avait rendu compte avec précision. Elle décrivait le dispositif scénique ingénieux dû à Rudy Sabounghi, qui permettait d’éviter les décors pseudo-réalistes d’une énième Auberge de la Jarretière et relevait la beauté et la fantaisie débridée des costumes de Jorge Jara Guarda. Ses observations n’ont à ce jour rien perdu de leur justesse, à laquelle nous souscrivons. Sans doute la réserve sur la cohérence de la direction d’acteurs de Jean-Louis Grinda n’est plus aussi fondée, car les reprises permettent des ajustements. Ainsi les solistes adoptent aussi souvent que possible des attitudes inspirées par celles des animaux : les trois commères et Nanetta tantôt perchées sur une « patte », l’autre repliée, tantôt frétillant du croupion à qui mieux-mieux, à la manière des volailles auxquelles elles sont assimilées. Mais ce zoomorphisme, pour drôle et plaisant qu’il soit, est-il fidèle à l’esprit de Verdi ? (Nous disons de Verdi et non de Boito parce que, si celui-ci a signé le livret, ce dernier est strictement conforme aux volontés du compositeur). C’est, nous semble-t-il, la seule question à se poser. L’assimilation des humains à des animaux est rarement flatteuse. Sans doute depuis l’antiquité des associations sont-elles devenues symboliques, véritables lieux communs : le coq représente la vanité masculine, des volailles caquetantes le naturel féminin, le bouc la luxure, les chats la perfidie, les chiens la docilité, voire la servilité…Il n’y a donc pas de bévue dans le parti pris de Jean-Louis Grinda, à s’en tenir à cette imagerie. Mais accoupler Falstaff au coq est réduire le personnage à un défaut, criant sans doute, et estomper sa complexité. En choisissant comme personnage Falstaff, Verdi se proposait-il de raconter un apologue où le trompeur est trompé et tout est bien qui finit bien ? Ou désirait-il, dans un dernier message repris de Shakespeare, libérer l’auditeur, comme lui-même, des erreurs ou pour mieux dire des passions dont ne comprend la nocivité que trop tard ? Ne pas se prendre au sérieux ! Ne pas prendre au sérieux les sentiments dont la violence a conduit au malheur tant de personnages de nombreux opéras ! Le message est d’autant plus recevable qu’il est délivré avec le sourire de la politesse, dans la lucidité paradoxalement joyeuse de qui a perdu ses illusions, sur soi-même et sur le monde. Mais le tohu-bohu festif du final proposé est si insistant qu’il nous semble représenter un risque en accaparant l’attention au détriment de la leçon de Verdi.
Cela dit, la séduction n’est pas seulement visuelle : c’est un plaisir presque sans mélange que nous offrent fosse et plateau. Lawrence Foster, directeur musical de l’orchestre, cisèle en orfèvre la partition sans rien négliger de sa complexité et de ses raffinements. L’orchestre lui donne une très belle réponse, d’une qualité sonore et rythmique sans bavure, et cette réussite réjouit car elle consacre l’amélioration indiscutable de la formation. Les chœurs même sont au diapason. Seule Patrizia Ciofi, délicieuse Nanetta il y a quelques lustres, déçoit en Alice, malgré son métier et son talent. La voix manque d’ampleur et de rondeur, privant le personnage de la sensualité épanouie qui a éveillé la concupiscence de Falstaff. Tous les autres en revanche sont à savourer ! A commencer par le duo de valets malfaisants, transformés ici en matous pas trop mal léchés et toujours prêts à jouer avec leur longue queue, auxquels Rodolphe Briand et Patrick Bolleire prêtent tout leur zèle. Remarquable d’intensité et de présence vocale le Caius de Carl Ghazarossian, dont le costume expose la lubricité. Très intense aussi, avec sa désinvolture scénique, le Fenton sonore d’Enea Scala qui donne au personnage une vigueur assez rare. Exemplaire le Ford de Jean-François Lapointe, qui met dans sa voix l’expressivité que limite son accoutrement et dont l’italien est d’une grande qualité. Dans le rôle de Nanetta, qui ne l’aurait prévu ? Sabine Devieilhe emporte les cœurs, unissant les plus hautes qualités vocales, la sensibilité musicale, la maîtrise technique et l’intelligence interprétative. Annunziata Vestri, qui fait un sort à chaque mesure du rôle de Meg, chante fort proprement et fait valoir la couleur sombre de son timbre. Celui de Nadine Weissmann en est très proche ; sa Mistress Quickly n’a pas froid aux yeux et lève volontiers le coude, et même le bras d’honneur, mais cette « dinde » – c’est son costume et un jeu de scène atteste qu’elle a des absences – alcoolique chante sans jamais outrer, élégance bien conforme à la partition. Nicola Alaimo, enfin, capte en un instant l’attention : en grande forme vocale, il s’impose d’entrée par une densité et une projection qui sont bien celles de la force de la nature qu’est devenu l’ancien page fluet. Sans la moindre baisse de tension, il renouvelle l’exploit qui nous avait laissé ébahi il y a six ans lors de sa prise de rôle ; seul peut-être le premier tableau de l’acte III montre un Falstaff plus coléreux qu’amer, à approfondir… Mais peut-on lui souhaiter de connaître l’amertume pour mieux l’exprimer ?
Cette euphorie que le spectacle ne nous a pas entièrement communiquée, comme elle était répandue dans la salle ! Les commentaires enthousiastes de l’entracte ont été suivis, fort logiquement, d’un véritable triomphe aux saluts, généreusement dispensé à tous mais tonitruant pour « il pancione ». On suppose et on espère qu’il en sera ainsi pour les quatre représentations restantes. Comment mieux finir la saison qu’avec un chef-d’œuvre et ces ramages de haute volée ?