On sait l’œuvre de Gustav Mahler extrêmement subtile et élaborée ; on sait aussi que le rôle très particulier qu’y joue la musique populaire n’est pas pour simplifier les choses, tant son utilisation brouille les pistes pour l’auditeur. Les airs simples que l’on pouvait entendre sur les places des villages de Bohème les jours de fête ont toujours eu, chez l’auteur du Chant de la Terre, des accents tragiques. Faire répondre à cette transposition musicale (mais pas seulement, à l’époque où Vienne était le théâtre des consultations de Freud) les transcriptions des valses de Strauss par les représentants de la Seconde Ecole de Vienne ouvre des perspectives fascinantes : les sonorités grinçantes et les rythmes désarticulés que Schoenberg et Berg posent sur cette musique brillante incarnent à merveille ce mélange typiquement viennois de légèreté et de mélancolie, qui donne son charme scintillant à la Maréchale straussienne tout en portant Mahler au désespoir. Les musiciens du Philharmonique de Vienne sont sans doute les mieux placés pour jouer cette musique dont ils saisissent la légèreté originelle aussi aisément que les grimaces que lui ont apportées ces adaptations ultérieures. Ainsi les quatre valses au programme amalgament-elles avec bonheur un simple et bel hédonisme sonore et une musicalité qui ne cesse de révéler toutes ses complexités. Et preuve est donnée par la même occasion que, même dans le cadre d’un travail de circonstance (ces adaptations n’ont été écrites que pour renflouer un peu les caisses de la Société d’exécutions musicales privées, qui répugnait habituellement à abandonner son répertoire avant-gardiste), Berg, Schönberg et Webern ne renonçaient pas totalement à affirmer leur style, à en garantir la prégnance sur tout ce qu’ils touchaient.
Face à ces compléments de programme déjà conséquents et, pour tout dire, signifiants, on attendait de Bernarda Fink qu’elle parvienne à son tour à montrer tout ce que la musique et les textes, chez Mahler, traduisent de sentiments, d’affects, d’évocations plus ou moins implicites. Dans les Rückert-Lieder, la mezzo argentine affiche royalement un grand style, fait d’éloquence et d’élégiaque sobriété, qui conviendrait à Brahms ou à Schumann aussi bien qu’il sied à ce cycle tout pétri d’esprit romantique. Sa musicalité particulière, qui privilégie le déploiement des lignes de chant sur la stricte précision de l’élocution, va parfois à l’encontre des qualités que l’on est habitué à louer chez la plupart des Liedersänger, mais a le mérite de souligner tout ce que Mahler doit à ses plus illustres prédécesseurs dans ces cinq chants – on songe aux Wesendonck-Lieder, en écoutant « Im Mitternach » et « Ich bin der Welt abhanden gekommen » : cette mélancolie contemplative, cette aspiration au départ, au silence et à l’immobilité viennent de loin dans le riche univers du Lied et de la mélodie.
Les Lieder eines fahrenden Gesellen représentent peut-être un autre défi. Antérieurs au Rückert-Lieder, ils ne sont pourtant pas loin de sembler plus modernes, plus incisifs, plus contrastés aussi, de facture moins classique. Un sentiment peut-être accentuée par le choix de la version donnée ici, orchestrée par Schönberg (alors que les Rückert-Lieder étaient joués au piano). A ces quatre mélodies, éternellement hantées dans nos souvenirs par la mâle rudesse de Dietrich Fischer-Dieskau et la rage désolée de Matthias Goerne, Fink apporte une féminité troublante ; « Ich hab’ein glühend Messer » y laisse une part de sa violence contenue, mais « Ging heut Morgen übers Feld » trouve dans cette douceur un peu lasse une émouvante fragilité.
Entre des valses du XIXe siècle que traversent les apports de la Seconde Ecole de Vienne et des Lieder dont l’audace musicale ne veut pas pour autant s’affranchir du romantisme, la difficulté (et peut-être la vanité ?) à laquelle se heurte celui qui veut déterminer ce qui est moderne et ce qui ne l’est pas, ce qui est novateur et ce qui est réactionnaire, apparaît comme une évidence. A l’heure où Gustav Mahler devient un classique, la mise au point s’imposait.