Saluons la politique audacieuse du Metropolitan Opéra de New-York qui n’hésite pas à programmer parmi ses nouvelles productions, trois opéras contemporains au cours de la même saison et à les inscrire dans la liste des ouvrages retransmis dans les cinémas. Ainsi après l’éblouissant Fire Shut Up in My Bones, diffusé le 26 octobre dernier, c’est au tour de l’Eurydice de Matthew Aucoin, jeune compositeur de 31 ans, d’investir les salles obscures. Coproduit par l’Opéra de Los Angeles où il a été créé en 2020, l’ouvrage est une nouvelle variation sur le mythe d’Orphée dont on ne compte plus les adaptations lyriques à commencer par la première d’entre elles, l’Euridice de Jacopo Peri créée en 1600, suivie deux ans plus tard par l’Orfeo de Monteverdi. Certains compositeurs, comme Gluck, ont modifié le dénouement en optant pour une fin heureuse, d’autres ont parodié le mythe, comme Offenbach.
Sarah Ruhl qui a tiré le livret de sa pièce Eurydice, raconte l’histoire du point de vue de l’héroïne et introduit dans l’intrigue un nouveau personnage, le père d’Eurydice.
L’action est située de nos jours et débute sur une plage où s’ébattent les jeunes amoureux qui semblent s’ignorer, tout absorbés qu’ils sont par leurs occupations respectives, elle la lecture, lui, la musique, incarnée par son double scénique. Néanmoins, il lui propose timidement le mariage. Sans transition nous assistons à sa célébration. Mais voilà qu’Eurydice s’ennuie et quitte la fête. Elle rencontre un homme qui se dit porteur d’une lettre de son père décédé et le suit.
© Marty Sohl / Met Opera
Il s’agit en fait d’Hadès, dieu des enfers qui l’entraîne au royaume des morts où elle est accueillie par trois pierres qui parlent, aussi facétieuses qu’inquiétantes, de lointaines cousines des sorcières de Macbeth ou des Fille du Rhin.
© Marty Sohl / Met Opera
Là elle retrouve son père qui se montre attentionné et bienveillant avec elle. Pendant ce temps Orphée parvient à son tour à pénétrer dans les enfers, Hadès accepte de laisser partir Eurydice avec lui à condition qu’il ne se retourne pas en chemin, mais contrairement à la légende qui veut qu’Orphée inquiet, tourne la tête pour vérifier que son épouse est toujours derrière lui, Eurydice, qui ici n’ignore pas la consigne, appelle Orphée et provoque elle-même sa seconde mort qui la ramène auprès son père bien-aimé. Hélas, entretemps celui-ci s’est plongé dans le Léthé, le fleuve de l’oubli, symbolisé dans cette production par une douche, et ne la reconnaît pas. Elle s’y plonge à son tour devant Orphée désespéré, revenu sur ses pas.
Sur ce livret, Matthiew Aucoin a composé une partition luxueuse et foisonnante dans laquelle on peut relever diverses influences, celles de ses compatriotes, John Adams, et Philip Glass pour le traitement des parties chorales, mais aussi Thomas Adès voire Debussy ou Ravel. Dès le prélude on est enveloppé progressivement par la musique comme lorsqu’on entre dans la mer. Le ballet de la scène du mariage a des accents de musique pop, traversée par des échos menaçants. L’ouvrage comporte plusieurs airs et ensembles, les interventions des pierres d’où émergent les coloratures de « Little Stone » sont accompagnés d’une musique sarcastique tandis que les fanfares qui saluent l’entrée d’Hadès évoquent la musique baroque. L’air de la lettre d’Eurydice à la future compagne d’Orphée est poignant tandis que celui de la lettre du père à sa fille est empreint de douceur et de mélancolie comme les duos qu’il chante avec elle. Les deux monologues d’Hadès sont impressionnants. Le tout constitue un opéra coloré, émouvant, avec une partie vocale superbement mélodieuse.
Les décors signés Daniel Ostling sont relativement sobres, une plage entourée de parois bleu-ciel ornées d’un soleil jaune, avec comme seuls accessoires quelques chaises-longues et un gros ballon, remplacés par un dais pour la scène du mariage. Pour les enfers, un sol rouge et des parois gris sombre surmontées de rouge, un ascenseur qui amène les nouveaux arrivants, une douche.
© Marty Sohl / Met Opera
La mise en scène Mary Zimmerman épouse avec une grande lisibilité les diverses péripéties de l’action avec une direction d’acteur solide et efficace.
La distribution est dominée par l’Eurydice lumineuse d’Erin Morley, omniprésente sur le plateau, dont le timbre juvénile et cristallin sied admirablement à son personnage. Elle se joue sans peine des difficultés d’une partition importante, émaillée de suraigus brillants. Joshua Hopkins est un Orphée solide à la voix puissante et homogène, capable de nuances délicates et d’émotion notamment durant ses ultimes interventions. L’alter ego d’Orphée est interprété par Jakub Józef Orliński qui effectuait ses débuts au Met dans un rôle où il se contente de doubler la voix du baryton mais dont il tire son épingle du jeu grâce à son indéniable présence scénique. Barry Banks campe un Hadès haut en couleur, tantôt ridicule, tantôt inquiétant. Ses deux monologues mettent en valeur l’étendue de ses moyens et la précision de sa technique. Sa composition est magistrale de bout en bout en particulier dans la scène où il apparaît juché sur des échasses.
© Marty Sohl / Met Opera
Quant à Nathan berg, il campe un père aimant et attentionné dont on apprécie le legato élégant et fluide et la puissance des aigus. Il convient également de mentionner Stacey Tappan, Ronnita Miller et Chad Shelton, inénarrables dans leur trio des pierres, qui, tel le chœur antique, ponctue l’action de commentaires sarcastiques.
Enfin Yannick Nézet-Séguin dirige avec fougue et enthousiasme cette partition complexe dont il met en valeur les divers aspects contrastés. Au salut final le public lui réservera un triomphe qu’il partagera avec le compositeur.
A l’écran, la soirée a été présentée par Renée Fleming, élégante dans une belle robe noire.
Le 29 janvier 2022 le Metropolitan Opera retransmettra dans les cinémas du réseau Pathé Live, Rigoletto, dans une nouvelle production de Bartlett Sher sous la direction de Daniele Rustioni.