Vingt ans après sa création à Nancy, la mise en scène d’Eugène Onéguine par Alain Garichot émerveille et convainc toujours autant par son parti pris de sobriété et de simple élégance. Après sa reprise à Nantes et Angers en 2015, puis à Rennes et à Tours l’année dernière, c’est l’Opéra de Saint-Étienne qui accueille cette production sensible et délicate, restituant avec justesse la nostalgie des temps passés, du temps qui passe.
Le respect du livret, constamment mis en avant par la critique, n’exclut cependant pas quelques libertés, et l’idée de remplacer les fruits mûrs et les bassines de cuivre par des aquarelles et peintures peut surprendre le puriste ou quiconque aura lu Catherine Clément écrivant dans L’opéra ou la défaite des femmes qu’Eugène Onéguine « est bien le seul opéra qui s’ouvre sur des confitures ». Mais le choix de faire de Madame Larina une artiste de la représentation visuelle fait écho à la composition de l’œuvre en tableaux ponctuant les scènes lyriques, et donne tout leur sens au jeu subtil des lumières de Marc Delamézière, aux décors stylisés d’Elsa Pavanel, aux costumes raffinés de Claude Masson. Prenant ainsi le terme de tableaux au pied de la lettre, la mise en scène privilégie la contemplation à l’action, conformément à l’esprit du texte.
Piotr Ilitch Tchaïkovski, Eugène Onéguine, Opéra de Saint-Étienne, 2017 © Cyrille Cauvet
Dans ce contexte, Nona Javakhidzé est une Madame Larina de belle présence vocale, laissant percer des accents énergiques sous la nostalgie du discours. En Filipievna, Svetlana Lifar joue avec aisance des nuances et des registres de sa voix pour exprimer toutes les facettes du personnage. Le duo initial, qui les place dos à dos, est particulièrement réussi, donnant à entendre distinctement le texte de chacune. À leurs côtés, Anna Destraël compose une Olga de très bonne facture, séduisant vocalement par la richesse du timbre et la beauté des graves, scéniquement par une fraîcheur naïve qui ne sonne jamais faux.
La Tatiana de Sophie Marin-Degor appelle aussi des louanges par l’engagement dans le rôle et la qualité de la projection, même si le personnage paraît souvent plus crispé que pris de passion romantique. Question d’interprétation sans doute, mais aussi de disposition vocale : la tension constamment perceptible semble paradoxalement forcée, aux dépens de l’émotion, dans la scène de la lettre. Face à elle, Michal Partyka est un Eugène Onéguine à la voix agréable et au timbre flatteur, mais sans épaisseur véritable, comme si le jeu scénique du dandy désinvolte et cynique déteignait sur le chant, trop souvent privé de fermeté et d’articulation. Le contraste est d’autant plus grand avec le soin qu’apporte Florian Laconi à l’interprétation de Lenski, tant dans la qualité de l’élocution du poète que dans les inflexions et les nuances de la ferveur amoureuse puis du désespoir poignant, avec des aigus éclatants et de belles notes tenues.
Le Prince Grémine bénéficie de la prestation remarquable de Thomas Dear, tant pour la musicalité et la diction que pour la profondeur des graves. Carl Ghazarossian s’illustre en Triquet soucieux de beau chant et de belle prononciation française, sans préjudice des effets comiques de son jeu scénique, tandis que le Capitaine et Zaretski, respectivement interprétés par Christophe Bernard et Tigran Guiragosyan, prouvent que ces rôles secondaires peuvent donner lieu à de très belles interprétations par des voix puissantes et expressives. Dans le même ordre d’idées, le Chœur lyrique de Saint-Étienne Loire, préparé par Laurent Touche, accomplit un travail de très grande qualité, même si quelques légers décalages se font entendre dans ses premières interventions.
À la tête de l’Orchestre Symphonique Saint-Étienne Loire, David Reiland donne une lecture limpide de la partition, avec des inflexions souvent très appuyées, au détriment parfois de certaines nuances et de la part de mystère ou de méditation que recèle aussi l’œuvre, mais avec des choix de tempi qui sont en parfait accord avec la mise en scène.