S’il y a dix minutes à garder dans cet Eugène Onéguine mis en scène par Marie-Eve Signeyrole à Montpellier, ce sont celles qui concluent l’opéra de Tchaikovski. Enfin libéré du système auquel un débordement d’idées l’avait jusqu’alors contraint, le théâtre reprend ses droits et donne à comprendre ce que l’on avait vainement tenté de nous expliquer auparavant : le drame ordinaire de la communication entre êtres humains à la recherche d’un impossible amour.
Pour parvenir à ces dix minutes de vérité théâtrale, il aura fallu faire un détour très dispensable par les kommunalki, appartements communautaires inventés par le gouvernement bolchevique pour résoudre la crise du logement. En 1999, à la veille de la démission de Boris Eltsine, les Larine, entassés dans une de ces habitations totalitaires, reçoivent la visite d’Eugène Onéguine, sorte de golden boy à la sauce moscovite. D’un tel parti-pris, on peut imaginer les conséquences visuelles – et sonores ! Délimité par des cadres de cloisons qui donnent tout à voir, le vaste plateau du Corum est encombré de meubles, d’objets et de figurants dont l’agitation incessante s’emploie à distraire l’attention. Tatiana écrit sa lettre pendant qu’en arrière-plan, Olga copule avec Onéguine sur une table. C’est l’enregistrement vidéo de cette scène, et non leur inconduite, qui mettra le feu aux poudres lors du bal du deuxième acte. Comme souvent en de pareils cas, le contresens affleure. La partie de roulette russe se substitue au duel originel rendant incompréhensibles les remords d’Onéguine pourtant clairement exprimés au tableau suivant. Dans ce dernier acte, Grémine, devenu propriétaire de la kommunalka, reçoit ses invités sur un plateau occupé par une seule baignoire, hommage vraisemblable à Krzysztof Warlikowski avec lequel Marie-Eve Signeyrole collabora à l’Opéra de Paris et dont on sait la prédilection pour les lavabos. L’avantage de ce plateau nu est que la metteur en scène, affranchie de son idée de départ, peut enfin donner libre cours à son réel talent. Même ses tics de langage, l’obstination par exemple avec laquelle les personnages mettent et enlèvent leurs vêtements tout au long de l’opéra, trouvent alors un sens. C’est en dégrafant lentement les premiers boutons de sa robe que Tatiana, dans son ultime duo avec Onéguine, montre qu’elle est prête à céder aux supplications de celui qu’elle n’a jamais cessé d’aimer.
La titulaire du rôle, Dina Kuznetsova n’apparait d’ailleurs jamais aussi crédible que dans ce dernier acte, enfin débarrassée des costumes de poupée russe dont on l’avait précédemment affublée. La maturité vocale de cette soprano russo-americaine s’avère également mieux correspondre à la personnalité de celle qui n’est plus alors une jeune fille romantique mais une dame de la haute société. Irréprochables, le phrasé, la nuance voire l’aigu sont moins ici en cause que la fraîcheur relative de la voix. Davantage convaincante d’un point de vue scénique, avec une silhouette qui se prête à tous les débordements imposés par la mise en scène, l’Olga d‘Anna Destraël dispose d’un timbre à la rondeur accorte qu’une projection limitée empêche d’apprécier autant que souhaité. Svetlana Lifar est une Madame Larina vocalement homogène, à l’inverse d’Olga Tichina, membre permanent des chœurs de l’Opéra, dont les écarts de registre, associés à des origines bielorusses, participent à la composition d’une Niania plus vraie que nature.
Loic Félix propose un Monsieur Triquet d’une jeunesse limpide dans un numéro trop souvent dévolu à des ténors en bout de course, et Mischa Schelomianski un Prince Grémine suffisamment noble pour surmonter le paradoxe de son rôle : interpréter un des airs de basse les plus fameux du répertoire tout en demeurant un personnage secondaire. Moins superbe qu’en Robert dans Iolanta aux côtés d’Anna Netrebko la saison dernière, Lucas Meachem reste un Eugène Onéguine qui porte beau et dont le baryton feutré se montre constamment soucieux d’expression. Si notables soient ses qualités, elles ne peuvent éviter la punition à laquelle l’a condamné un Tchaikovski peu enclin à absoudre le criminel : Onéguine se fait une fois de plus voler la vedette par Lenski. D’autant que Dovlet Nurgeldiyev est un ténor lyrique dont l’émotion, pourtant palpable, ne vient jamais dévier la ligne, ni écailler l’émail du chant, faisant de son adieu à la vie le climax musical de la soirée.
A la direction d’un Orchestre national Montpellier Languedoc-Roussillon que le romantisme russe ne présente pas sous meilleur jour, Ari Rasilainen essaie d’une baguette plus factuelle qu’empathique de mettre à profit les notes d’intention de Marie-Eve Signeyrole dans le programme : « Eugène Onéguine, c’est préférer mourir d’amour plutôt que mourir d’ennui… ». Scéniquement, on aurait aimé la démonstration plus probante.
Prochaines représentations : dimanche 19 janvier à 15h, mardi 21 janvier à 20h (plus d’informations)