Eugène Onéguine n’avait plus figuré à l’affiche du Théâtre Royal de Wallonie-Liège depuis 1994. Un quart de siècle pour une maison d’opéra c’est une petite éternité et un défi de taille pour l’orchestre et les chœurs qui doivent bien souvent redécouvrir la partition. Au soir de la première, la réussite est indéniable tant la préparation et la maestria de Speranza Scappucci, la directrice musicale, et de Denis Segond, le chef des chœurs, ont porté leurs fruits. Ils se sont entourés de plusieurs chefs de chant et d’une répétitrice – Nino Pavlenichvili – pour retrouver langue avec la Russie. Les chœurs de l’Opéra Royal sont en conséquences irréprochables. Homogènes, nuancés et idiomatiques autant qu’il nous en a semblé, ils égayent chacune des nombreuses scènes où ils interviennent. L’orchestre se trouve quant à lui chauffé à blanc dès que Speranza Scappucci en trouve l’occasion. Elle accentue et tend les cordes et les cuivres quand la situation dramatique et l’écriture musicale le permettent : la querelle entre Onéguine et Lenski, par exemple, va dans un crescendo qui rend inéluctable le duel, pas seulement parce que le livret le dit mais bien parce que la musique le fait sentir. Pour autant, la cheffe d’orchestre soigne aussi tout le versant romantique de l’œuvre : la petite harmonie se pare de couleurs automnales du plus bel effet, les violoncelles de ce chant plaintif qui accompagnent les adieux mélancoliques de Lenski. La symbiose entre la fosse et le plateau découle tout naturellement de cette justesse de l’interprétation et des tempi retenus.
© Opéra Royal de Wallonie / Jonathan Berger
Pour le retour à Liège du chef-d’œuvre de Tchaïkovski, l’Opéra a fait appel à une solide distribution slave, en très large majorité russophone. Bien entendu, les débuts in loco d’Ildar Abdrazakov (Grémine) ne passent pas inaperçus. Il délivre un aveu d’amour tout en subtilité et cherche bien d’avantage dans son timbre plutôt clair que dans la rocaille des graves, les ressorts du vieil amoureux qui vit une seconde jeunesse. Thomas Morris – qui remplace ce soir en Monsieur Triquet – parvient en quelques phrases un rien désuètes à montrer tout l’exotisme du personnage dans cette affaire russe. Zoryana Kushpler incarne une madame Larina tout en noblesse et en tendresse nostalgique. Magarita Nekrasova (Filipyevna) met à profit un timbre cuivré et une belle projection pour incarner une nourrice aussi sévère que facétieuse. La jeune Maria Barakova déborde d’énergie et d’un beau métal sombre qui siéent parfaitement à Olga. Du trio principal, c’est peut-être l’Onéguine de Vasily Ladyuk qui nous a semblé plus en retrait. La voix est plutôt claire et il y manque, au premier acte, des soupçons de morgue et de dédain dans les accents pour rendre justice au désabusé. Le baryton trouve néanmoins une belle intensité et une densité au deuxième que viendra confirmer un dernier acte fiévreux. La fièvre brûlante c’est bien ce qui caractérise l’incarnation d’écorché qu’Alexey Dolgov propose de Lenski. Si l’on regrette le manque de nuance et de demi-teinte dans son air du deuxième acte, on vit en mimétisme la passion qu’il transmet du poète transi. Ruzan Matashyan enfin, confirme tous les éloges qu’elle a reçus pour ses interprétations passées et efface les quelques reproches qui lui étaient adressés : l’aigu est aisé, la technique solide, l’actrice chevronnée. Elle conduit le premier acte de la retenue aux affres de la passion dévorante avec intelligence. Sa voix fruitée, jamais mise à mal par les rigueurs de l’écriture vocale, se charge du reste. Surtout elle saura trouver des couleurs plus sombres qui conduisent Tatiana vers l’âge adulte et la fermeté finale envers Onéguine.
Eric Vigié effectue un saut dans le temps : plutôt que l’époque du livret qui porte les germinations des révolutions à venir, il place le premier acte juste avant la Révolution russe. Onéguine laisse à Tatiana un petit livre rouge, tout habillé qu’il est déjà d’un uniforme militaire qui laisse peu de place à l’équivoque. Outre le minimalisme du dispositif scènique – un rectangle de parois blanches pivotantes qui laissent filtrer de beaux éclairages – ce premier acte s’avère de facture classique : les costumes et accessoires de scènes installent l’action dans une Russie champêtre. La direction d’acteur n’est guère inspirée et accentue la passion de Tatiana dans un jeu exagéré. Au deuxième acte, la Révolution a eu lieu et l’anniversaire de Tatiana est bien davantage la fête d’expropriation de nos nobles que Lenski tente en vain de défendre. Au dernier acte, Tatiana a épousé un apparatchik du régime qui fera condamner un Onéguine devenu bien trop entreprenant. Si la plupart des scènes fonctionnent sans qu’il soit besoin de se faire des nœuds au cerveau on doit cependant noter que ce qui est normalement une tragédie des affects perd de sa vigueur quand les protagonistes ne sont finalement plus que le jeu d’antagonismes historiques.