Comme chaque année ou presque, le Festival d’été du Festspielhaus de Baden-Baden se clôt par un spectacle du Mariinsky avec à sa tête Valery Gergiev, chef vedette et emblématique de la maison (c’est lui, déjà, qui dirigeait le concert d’inauguration du théâtre, le 18 avril 1998). Cette fois, après une éclatante Walküre en juillet 2016 donnée en version de concert, on revient au répertoire russe et à la production scénique avec cet Eugène Onéguine créé au Mariinsky II en février 2014.
C’est aussi l’occasion pour les habitués de Baden-Baden de retrouver le metteur en scène Alexei Stepanyuk, partenaire privilégié de Gergiev à Saint-Pétersbourg, dont on avait pu apprécier la beauté du travail sur la Dame de Pique en juillet 2015. Dans le chef-d’œuvre de subtilité et d’émotion qu’est Eugène Onéguine, il s’agit de restituer toute la profondeur du drame intime vécu par Tatiana. C’est ce à quoi parviennent pleinement, avec élégance et simplicité, le metteur en scène et son équipe, en utilisant quelques accessoires à peine. Hormis les scènes de bal au décor foisonnant, qui offrent d’ailleurs un contraste spectaculaire et cynique entre la fête provinciale et celle, brillante, du prince, le plateau, magnifié par les lumières raffinées d’Alexander Sivaev, est pour ainsi dire vide et… jonché de pommes. La métaphore est assez belle : les confitures de la première scène sont confectionnées avec des pommes, en toute simplicité ; Tatiana, pure et innocente, est prête à croquer la pomme avec un Onéguine qui lui, choisit évidemment la discorde et prend la jeune femme pour la reine des pommes… Entre autres tableaux de toute beauté et de facture classique, on peut signaler la scène du duel précédée par l’immense solitude de Lenski devant un ciel chargé de lourds nuages gris teintés de rose (on pense notamment à Géricault et à ses douloureuses et délicates gravures consacrées à la Retraite de Russie), avec pour seul témoin une roue de moulin qui tourne inexorablement, comme le destin ou la fortune décidément peu favorables, variation sur la roulette russe. Pouchkine tout comme Tchaïkovski pratiquent un habile mélange de formes occidentales combinées avec la tradition russe. Le spectacle en est le reflet, où l’on saisit un petit quelque chose de tchékhovien mâtiné de reconstitutions à la Ilia Répine, le tout lorgnant du côté du Cecil Beaton de My Fair Lady, notamment pour les costumes de la fête princière, où les convives déambulent comme des fantômes, fantoches tout droit sortis d’un musée de madame Tussaud et belle représentation mentale de l’univers d’une Tatiana figée dans sa nouvelle condition de princesse prisonnière de sa caste.
© Andreas Kremper
Si la nudité du plateau sert intelligemment le propos, l’absence de structures architectoniques nuit, hélas, grandement au confort d’écoute de l’auditeur. L’immense salle du Festspielhaus a besoin de matériaux solides pour permettre une bonne réverbération, sans quoi le son se perd en fond de scène. De fait, quand les chanteurs s’approchent, toute les nuances sont perceptibles. Dès qu’ils s’éloignent, le chant se noie dans de la ouate et l’on se sent exclu de ce drame intimiste qui en devient privé, la délicate confiture menaçant de se transformer en compote sonore. Au moins peut-on comprendre la frustration des différents protagonistes avec acuité… Cela dit, la plupart des artistes s’en tirent bien. La Tatiana de Yekaterina Goncharova dégage ce charme juvénile exalté et cette attente fébrile qui caractérisent le personnage avant de se muer en adulte mature. Pleinement impliquée dans son rôle, la jeune femme déploie une voix claire bienvenue et apparemment modeste, dont la fraîcheur s’enrichit néanmoins idéalement en aigus percutants et convaincants, le tout avec beaucoup d’aisance. En Onéguine fat et prétentieux peu à peu ébranlé et humanisé, Roman Burdenko fait merveille et confirme la bonne impression que l’on avait de lui dans les productions passées et notamment la Dame de pique de 2015. Le baryton, toutefois, reste un peu trop égal dans son mépris et sa morgue qui se traduisent par un chant qu’on aurait aimé davantage nuancé. Evgeny Akhmedov offre une silhouette qui correspond bien au lyrisme romantique de Lenski et le ténor affiche une musicalité à l’avenant, tout en frémissements et en piani ineffables qui traduisent, dans l’attente du duel, une terreur tintée de mélancolie du plus bel effet. Mikhail Petrenko incarne avec dignité et noblesse le rôle amoureusement désenchanté de Grémine. Ses accents douloureux plongent dans des abysses d’une sombre beauté et ce fut là l’un des grands moments d’émotion de la soirée. Pas de « Brillez toujours, belle Tatiana », en revanche, et pas de possibilités de comparer le Triquet du jour avec l’impayable Michel Sénéchal, puisque les couplets ont été chantés curieusement en russe par un Andrei Zorin très à l’aise dans son personnage cacochyme, dont il a chargé le ridicule jusqu’à en faire jaillir une grâce triste et touchante. Si Olga est bien évanescente, Yekaterina Sergeyeva la campe cependant avec désinvolture et une énergie virevoltante qui met d’autant mieux en valeur la présence plus intense de sa sœur. On peut encore souligner la belle performance d’Elena Vitman en nourrice lumineuse et solaire.
L’orchestre, quant à lui, est dans son élément. On en viendrait presque à l’oublier, tant il accompagne sur un mode fusionnel le drame qui se noue. Valery Gergiev rappelle un peu Jean Renoir et sa fameuse caméra transparente, qui donnait la sensation de ne pas être là tout en permettant au Patron de laisser transparaître sa touche. Au moment des saluts, le chef manque de se retrouver par terre : il est le seul à glisser sur une pomme qui traînait là. Avec maestria, Valery Gergiev se rattrape. Ce n’était que la tentation de la chute, apparemment… de quoi continuer à filer les métaphores tout en pensant aux pommes qu’on va pouvoir croquer au Festspielhaus cet automne avec une saison qui s’annonce très goûteuse. En attendant, c’est la pause estivale pour la maison badoise.