On avait pu admirer sa Marie dans Wozzeck, sur scène à Salzbourg ou grâce à un DVD. Toujours à Salzbourg, on avait salué sa Salomé, également filmée (le DVD fera prochainement l’objet d’un compte rendu ici même). Et voilà que le Komische Oper apporte au festival d’Edimbourg sa Tatiana, dans une production d’Eugène Onéguine créée à Berlin en janvier 2016 et toujours à l’affiche. Fille de Gegam Grigorian, décédé en 2016, l’un des ténors que Valery Gergiev a beaucoup fait chanter dans les années 1990, Asmik Grigorian est incontestablement une soprano qui monte. Donné trois soirs de suite en Ecosse, le spectacle propose une double distribution pour les principaux rôles mais, sans présumer de ce que pouvaient donner les autres titulaires, force est de reconnaître que la représentation du 17 août repose largement sur les épaules de la très impressionnante Lituanienne. Certes, le rôle de Tatiana est le plus exigeant et le plus valorisant de la partition de Tchaïkovski, mais encore faut-il savoir profiter des occasions qu’il offre et surmonter les obstacles qu’il impose.
A une silhouette juvénile qui la rend totalement crédible en adolescente, à un talent consommé d’actrice qui lui permet de montrer sur son visage chacun des tourments ressentis par celle qui connaît enfin cet amour dont lui parlent les livres, Asmik Grigorian joint un art du chant tout aussi admirable, capable de mille nuances, jusqu’à libérer toute la puissance de sa voix quand le besoin s’en fait sentir. Il va de soi que cette incarnation saisissante est aussi le fruit du travail de Barrie Kosky, dont la mise en scène propose une vision limpide de l’œuvre, même si on pourrait lui reprocher d’en gommer la présentation des différents niveaux de la hiérarchie sociale : dans cet univers champêtre situé quelque part dans la première moitié du XXe siècle, les serfs venant remercier leur maîtresse au premier acte et les invités de madame Larina au deuxième deviennent ici les mêmes personnes, joyeux estivants qui semblent passer leur vie à festoyer dans la nature. On s’étonne aussi un moment que le palais néo-classique du prince Grémine soit posé sur l’herbe luxuriante qui recouvre le plateau depuis le début de la représentation, mais ce qui apparaît d’abord comme un caprice est justifié par ce retour en arrière qu’opère Onéguine lorsque, tombant amoureux de Tatiana, il reprend les mots et la mélodie de la jeune fille au premier acte : le dernier tableau se déroule donc logiquement dans le même décor, à la verdure magistralement éclairée. Plus inattendu, les touches d’humour qui pimentent la soirée, notamment autour des confitures de madame Larina.
© Iko Freese
Autre atout majeur : le chef Āinars Rubiķis, dont on admire le dosage idéal des effets, capable de restituer l’effervescence du bal du deuxième acte ou la solennité de la réception chez Grémine au troisième, avec des tempos toujours justes, qui respectent la composante éminemment sentimentale de l’œuvre sans jamais s’alanguir indument : ouverture lente comme il faut, délicat équilibre quatuor a cappella du premier acte, rythme très allant du chant des cueilleuses de fruits… Lors des saluts, le chef recueillera sa part du triomphe réservé à toute la troupe.
En Günter Papendell, Don Giovanni en titre au Komische Oper, Onéguine trouve un titulaire tout à fait adéquat vocalement et scéniquement, d’une désinvolture totale au premier acte, puis désespéré après l’entracte (ici placé après le duel). Applaudie dans le meme rôle à Strasbourg, Margarita Nekrasova est idéale en nourrice, pas la couleur de son timbre comme par son art de camper un personnage, et Dmitri Ivashchenko est un Grémine assez somptueux. Dommage que le reste de la distribution ne se situe pas exactement à la même hauteur. Karolina Gumos semble avoir les atouts d’une belle Olga, mais manque de puissance dans le grave, et Oleksiy Palchikov est un Lenski moins suave qu’on le voudrait, avec une émission un peu pincée qui se libère surtout dans le forte. Liliana Nikiteanu ne joue désormais plus les jeunes premières, et l’on retient surtout de Larina un médium sourd et des ruptures de registres.