Franz SCHUBERT
Schwanengesang, D. 957
Drang in dir Ferne, D 770
Der Winterabend, D 938
Des Fischers Liebesglück, D 933
+ Bei dir allein
Christian Gerhaher (baryton)
Gerold Huber (piano)
Auditorium du Musée d’Orsay
18 Juin 2009
Gerold Huber et Christian Gerhaher
Etat de grâce
Le choix du baryton allemand et de son compère s’est arrêté sur le dernier Schubert, sur ce Chant du Cygne dont on sait qu’il n’est pas un cycle voulu par Schubert, mais un recueil composé post mortem par son éditeur. Non pas le plus mélancolique, ni le plus douloureux, mais d’abord le plus varié, le plus étonnamment profond, le plus neuf aussi. Cette diversité de tons et d’atmosphères est d’une exigence folle, surtout en public.
Dire que les deux musiciens ont remporté la partie, c’est peu dire. Soyons plus précis : voici le plus beau récital de lieder qu’il nous ait été donné d’entendre depuis bien longtemps, peut-être bien depuis certaine Belle Meunière par Werner Güra et Ian Schultsz aux Bouffes du Nord.
On est très vite saisi par le degré d’intensité vocale et expressive voulu par les interprètes, cela dès un Liebesbotschaft qui n’a rien d’une mise en voix, mais ouvre déjà tout un monde. Les sept premiers lieder du cycle ont la réputation d’aller presque de soi, non sans difficultés vocales certes, mais avec une facilité d’évocation certaine. Il faut tout l’art des ces deux parfaits musiciens pour, lied après lied, nous faire entendre à neuf, découvrir sur de nouvelles bases ce que l’on a pourtant bien dans l’oreille. In der Ferne, avec ses rimes un peu trop riches, ne résonne plus comme un martèlement : chaque syllabe est colorée de manière à prendre son juste poids de regret ou d’amertume, et la prosodie se réinvente dans toute son intelligence. De même, Abschied, avec sa pétulance bien connue, se teinte d’appels presque déchirants (« und wär’es denn heute zum letzten Mal » nous saute à la gorge).
Pour clore cette première partie, Gerhaher choisit trois lieder tardifs, dont ce Drang in die Ferne à faire pleurer les pierres. Dans Des Fischers Liebesglück, la salle, captée par tant de puissance évocatoire, semble errer avec le chanteur sur les eaux et les prés.
La deuxième partie débute sur un Atlas non pas tonné, mais dit, mais chanté, mais porté comme il se doit, c’est-à-dire comme une déploration amère et presque stupéfaite. Le reste appartient aux sommets du lied et sans doute, ce soir-là, à quelques-uns des sommets de l’interprétation du lied. Peu de chanteurs savent mettre dans Die Stadt cet effacement halluciné ; et dans Doppelgänger ce sentiment menant graduellement jusqu’à la brisure.
La salle n’est pas pleine, quoique peu grande. Nous ne saurions nier toutefois que nous préférons ces assemblées de fervents aux populations gourmées des grands soirs, faisant fête à n’importe quel barnum. Le public, par son attention, son silence, porte les deux musiciens, offre le réceptacle rêvé à toutes les audaces expressives. Et ces audaces ne sont pas dans le théâtre miniature ni dans la gesticulation, mais dans une concentration toujours plus grande, dans un approfondissement dont les mots, la ligne, la couleur vocale portent seuls la trace et dont ils sont la seule clef. C’est simplement mémorable.
La voix de Gerhaher est capable de toutes les nuances, c’est un fait. Mais elle est surtout capable de toutes les suggestions, ce qui est mieux. Elle fait voir, elle emporte. Bientôt, on ne se soucie plus du tout de savoir si tel effet est obtenu par une voix mixte ou bien par d’habiles sfumatos. La technique s’efface derrière l’art. Elle s’évanouit dans l’art. Et il faut voir les yeux de Gerold Huber, noyés dans l’évocation, ou épiant les prises de souffle de son chanteur, il suffit de faire l’effort parfois d’écouter exclusivement le piano, pour sentir, entendre, quelle vie palpite là, dans ce clavier, quelle infusion de sentiments et d’intelligence se compose.
Il est des concerts où les quatre étoiles allouées par Forum Opéra pour dire l’admiration, la gratitude et le bonheur d’avoir été présent semblent portion congrue. C’est précisément le cas, et nous adjoignons à la main une cinquième étoile. Diffusion sur France Musique le 28 juin.
Sylvain Fort