On ne saurait reprocher à l’Opéra-Comique de s’endormir sur les lauriers acquis sous Jérôme Deschamps. Depuis son arrivée à la tête de cette maison, Olivier Mantei ne cesse de révéler des personnalités nouvelles et de proposer des spectacles innovants, quitte à recueillir, comme ce fut le cas hier soir, autant de huées que d’applaudissements. Avec Et in Arcadia ego, la salle Favart poursuit dans la voie ouverte en septembre dernier par Miranda, celle du pasticcio revu et corrigé par le XXIe siècle. Après les musiques de Purcell réunies par Raphaël Pichon, c’est Christophe Rousset qui a sélectionné dans les œuvres de Rameau une bonne centaine de morceaux, dont trente ont été retenus. Et comme pour Miranda, si l’aspect musical est source de ravissement, il est permis de rester plus dubitatif face à d’autres aspects de ce spectacle.
Pour l’avoir aperçu à de nombreuses premières, on croit savoir qu’Eric Reinhardt aime l’opéra. Le thème qu’il a choisi n’est pas très gai mais il s’accorde avec un certain nombre de pages de Rameau, et l’idée de la mort n’a heureusement pas empêché d’inclure des pièces vives. Comme dans La Bohème de Bastille, nous sommes transportés dans l’avenir : en 2088, le personnage principal âgé de 95 ans revisite son passé, et le voyage commence sept décennies auparavant. Sur le rideau s’affiche d’abord un texte où l’on reconnaît la plume du talentueux romancier, mais la surprise vient avec le chant, quand on découvre que toutes les paroles des airs ont été réécrites. Autant la prosodie de Rameau, si liée au rythme de notre langue, paraît difficile à traduire en langue étrangère, autant ces nouvelles phrases, même proches des structures grammaticales de départ, aboutissent à un résultat étrange. Par exemple, dans l’air de la prison de Dardanus, ici confié aux ténors d’un chœur invisible, « l’horreur que votre aspect m’inspire », qui a inspiré au compositeur des accents si poignants, devient « A l’heure où l’horizon t’attire », phrase beaucoup moins porteuse de sens. Quand « Tristes apprêts » est rebaptisé « Mort qui me vient », substituer « Toi la voix » à « Jour plus affreux » et « Avaient fait naître » à « Astre lugubre » n’est pas non plus innocent. Et ce nouveau livret, déjà point exempt de formules tortueuses, bascule finalement dans un ésotérisme plus que mallarméen, ou un minimalisme plus que beckettien.
Pour la réalisation visuelle, entre le recours fréquent aux fumigènes et des éclairages travaillés, Phia Ménard propose une série d’images frappantes, notamment la terrible apparition finale d’une sorte de monstrueuse larve qui envahit tout le plateau, mais certaines laissent plus songeur, comme l’effondrement du Pokémon géant dont on découvre les entrailles. Et tout comme on peut souhaiter que l’écriture d’Eric Reinhardt suscite prochainement un livret qu’un compositeur vivant mettra en musique, l’on se dit que tant d’inventivité aurait sans doute pu être mis au service d’un véritable opéra de Rameau.
© Pierre Grosbois
Au moins la metteuse en scène pouvait-elle compter sur une interprète de choix en la personne de Lea Desandre, sur les épaules de qui repose en grande partie le spectacle. Seule en scène pendant plus d’une heure et demie, la jeune mezzo française impressionne autant par sa souplesse de danseuse que par ses qualités proprement vocales, qui éclatent en particulier dans les airs plus dramatiques, comme le récit de Phèdre découvrant la mort d’Hippolyte. L’aigu s’élance avec vigueur, et le grave s’assourdit seulement quand le texte se prête moins bien au chant (on s’en rend compte avec l’air de Phébé, interprété deux fois sur des paroles différentes : le son U de « l’aventure » est bien moins facile à rendre sonore que le E de « des enfers » dans le livret original, ou que le A de « de la gloire » quand l’air revient). Le chœur Les éléments livre une admirble prestation mais reste caché pendant tout le spectacle, selon une pratique de plus en plus courante ; il est lui aussi confronté au problème de sens du texte évoqué plus haut (« Que tout gémisse » n’a pas tout à fait le même sens que « Que tu gémisses », invitation à des plaisirs sexuels aussi multiples que superficiels).
A la tête de ses Talens Lyriques, Christophe Rousset dirige la musique de Rameau avec une précision implacable, son expérience lui permettant la maîtrise quasi scientifique d’un discours où les silences comptent autant que les sons. La remarque vaut autant pour de stupéfiantes pages orchestrales comme l’ouverture de Zaïs, que pour les danses nerveuses, pour les déplorations que pour les airs agités. En fosse, incontestablement, Rameau est en majesté, ainsi que le chef l’avait promis.