C’est une gageure que de rendre compte d’un tel spectacle. La Ferme-Asile de Sion, en Suisse propose en effet tous les deux ans un opéra de répertoire dans une version pour piano, interprété par la compagnie « Ouverture opéra », qui mélange professionnels et étudiants avancés des conservatoires. Le critique doit-il prendre en compte ou non de ces particularités ? Il y a deux ans, une très belle Bohème avait su enchanter le lieu ; la compagnie ose cette année un autre monstre lyrique : Don Giovanni.
Mettre en scène cet opéra de Mozart demande de répondre à nombre de questions : entre autres, Donna Anna est-elle amoureuse de Don Giovanni ? Don Giovanni est-il victime, des autres, de lui-même, ou un simple et vil séducteur ? Contrairement aux incarnations théâtrales antérieures du mythe1, la musique de Mozart ne laisse pas vraiment place à une lecture héritant de la Commedia dell’Arte. Ainsi, la metteuse en scène Julie Beauvais opte pour un décor en absence : une lignée de tables aux coins tranchants et des cordes rouges tirées sur la scène, en jouant de fort belle manière avec la lumière. Le procédé est extrêmement efficace : on ne cesse de construire les lieux et l’espace en déplaçant, en renversant ces tables. On y joue dessus, dessous, l’on obtient une scénographie affranchie de ce qui a pu nuire à l’universalité du mythe : un ancrage dans un temps précis. La lecture de l’œuvre est, on l’aura compris, éminemment psychologique : l’ouverture est accompagnée d’une vidéo dans le style Super 8, où un jeune adolescent est aux prises avec la sensualité de sa mère. C’est Don Juan jeune, dans une recherche de la genèse du mythe, tandis qu’Anna, Elvira et Zerlina représentent trois passions différentes – toutes sont amoureuses de Don Giovanni. La brillante direction d’acteurs donne tout son sens au décor dépouillé, laissant chaque personnage suffisamment nu pour donner champ libre à l’expression. Tous sont crédibles, à commencer par une Donna Elvira scéniquement très engagée. Jamais on n’aura aussi bien compris sa scène ultime lors du festin : s’offrant sur la table en soutien-gorge, elle est jetée au sol par Don Giovanni qui l’invite ensuite à manger. L’humiliation est totale et les « S’il n’est pas ému de sa douleur, c’est qu’il a un cœur de pierre, ou qu’il n’a pas de cœur » de Leporello prennent là tout leur sens. En drag-queen, le valet dérange, à juste titre : il campe un serviteur certes bouffe, mais aussi ambigu, offrant au rôle une profondeur intéressante. La plus convaincante reste cependant Donna Anna. Hystérique et amoureuse contre son gré de Don Giovanni, sa détermination est palpable à chaque instant et nourrit la scène de sa présence glaciale. Au milieu de cette agitation : Don Giovanni, désintéressé de l’action, dirigé seulement par ses passions, véritable adolescent tout à fait à propos.
Autant le dire tout de suite, l’aspect musical nous a moins convaincu. Premier constat, Don Giovanni supporte très mal le passage au piano. La recherche et la richesse instrumentales sont trop importantes dans cet opéra pour que les notes seules aient vraiment du sens. « Dalla sua pace » sans tapis de corde approche l’anecdotique, l’ouverture peine à emballer vraiment, sans parler évidemment des interventions du Commandeur, pour ne citer que trois exemples. Et pourtant, le pianiste Jean-Philippe Clerc, qui passe avec virtuosité du piano au clavecin fait de véritables miracles avec un sens du drame et de l’orchestration qui nous semble faire vivre tout ce qui est possible dans les limites d’une réduction. C’est, pour les chanteurs, une difficulté supplémentaire : le dépouillement sonore ne pardonne rien. Ainsi, le même « Dalla sua pace » devient un véritable exercice d’intonation, où Bo Zhao se retrouve parfois un peu en dessous. En dehors de cela, la voix est riche, la ligne magnifique et la musicalité, superbe. Le Leporello de Frédéric Moix est globalement assez bon, son jeu de scène restant plus mémorable que son chant. Stéphane Karlen campe un très beau Don Giovanni : voix équilibrée, belle interprétation ainsi que de beaux sons filés. Qu’on aime ou pas, on pensera à Johannes Weisser chez Jacobs, un type de Don Giovanni qui nous semble, musicalement et vocalement, intéressant et adéquat. Daniel Bacsinszky est un Masetto simplement excellent, aussi bien sur le plan vocal que scénique, brillamment rustre d’un bout à l’autre de l’œuvre. Enfin, si Jérémie Brocard a la voix d’un Commandeur, il est desservi dans la scène finale par une intonation par trop imprécise.
La Zerline de la jeune Estelle Poscio se défend bien, offrant quelques jolis instants ; des progrès restent nécessaires, certains passages sont un peu dérangeants, mais le potentiel est là. Laure Barras campe une Donna Elvira furieuse du début à la fin de l’œuvre ; un peu trop, peut-être, manquant de quelque douceur pour la scène du balcon et de nuances dans le « Mi tradi ». Si ses airs restent très bons, malgré un vibrato passablement prononcé, quelques interventions sont étonnamment moins maîtrisées. On applaudit tout de même la qualité de l’artiste. Enfin, la superbe Donna Anna de Nathalie Constantin, à qui le piano n’aura rien pardonné non plus, rayonne de fureur, l’instrument prenant les couleurs des états d’âme de l’héroïne. On relève, entre autres, de belles nuances dans un « Non mi dir » scéniquement exigeant. Un mot enfin sur le chœur, seul élément véritablement faible de la soirée : assez médiocre scéniquement, vocalement mou, allongeant les notes là où elles devraient se couper nettes, manquant d’une vraie pulsation. On redoute un peu ses interventions qui, bien que justes, sonnent mal.
Au final, voilà un spectacle qui, s’il est imparfait d’un point de vue musical, aura su, grâce au magnifique travail réalisé, être cohérent, et par là, convaincant : une somme de talents à suivre, que l’on espère réentendre ailleurs… et plus souvent.
1 Voir la nouvelle Pléiade Molière (Paris, Gallimard, 2010) pour une étude de la question.