C’est à Erwin Schrott qu’il revient cette année de clore le festival de Pentecôte de Baden-Baden, avec une touche un peu plus décontractée puisqu’aux confins de l’art lyrique, sous la forme d’un récital de chant et de musique latino-américaine dans la lignée de son CD Rojotango. Après le rôle très exigeant de Mefistofele, le baryton-basse se permet une incursion dans un répertoire plus léger et s’offre la scène du Festspielhaus pour une soirée très personnelle où il se fait visiblement plaisir. Manifestement très à l’aise et ravi de se produire avec des musiciens dont on pressent qu’il s’agit d’amis ou de proches, le chanteur uruguayen nous propose un parcours musical entre tango, samba, bossa et autres tubes latinos.
Erwin Schrott reprend une partie des airs qu’il avait déjà interprétés lors du Gala de la Saint-Sylvestre à Baden-Baden et enrichit la sélection de différentes mélodies composées par les grands noms, notamment du tango, comme Astor Piazzola, tout en en proposant des arrangements de son cru, secondé par d’excellents musiciens solistes. On remarque plus particulièrement le très jeune mais époustouflant bandonéoniste Claudio Constantini, déjà entendu brièvement au cours du Gala de la Saint-Sylvestre où il jouait les utilités, quand il est amené ce soir à déployer avantageusement toute l’étendue de ses talents.
Les musiciens sont exceptionnels, Erwin Schrott manifestement en grande forme, et pourtant les dix premières minutes du concert sont un véritable supplice. Tout cela parce que, on se demande bien pourquoi, tous sont sonorisés. Sans doute fallait-il équilibrer le volume de la guitare électrique, choix bien curieux, la guitare sèche voisine aurait sans doute fait l’affaire. Toujours est-il que, dès le départ, le son est saturé à tel point que l’ensemble s’avère quasi inaudible, y compris les quelques mots de présentation précédant chaque morceau. On se demande bien à ce moment-là ce qui distingue notre divo d’un chanteur de variétés peu entraîné. Il explique que la composition que l’on vient d’entendre est l’une de ses préférées parce que c’est sur ce Nostalgias de Juan Carlos Cobián qu’il a vu ses parents danser comme jamais. Il entreprend ensuite de nous exposer les mérites de la musique latino-américaine et de sa flexibilité… quand il s’aperçoit soudain de la présence à ses côtés d’un technicien, venu lui apporter un nouveau micro. En bête de scène rompue à l’adaptation, il embraie sur la flexibilité… de pouvoir changer de micro, interpelle le public en lui demandant si cela va mieux et nous gratifie d’un : « Que ne le disiez-vous pas, nous sommes entre amis ! » De fait, le changement de micro est salutaire, car à partir de ce moment, on comprend distinctement non seulement ce qu’il dit, mais aussi ce qu’il chante et il devient possible de se souvenir qu’on a affaire à un chanteur lyrique. Cela dit, la prononciation reste parfois approximative, surtout quand il entonne des airs, qu’on s’attendait à entendre en espagnol, en italien ou en français ! Quant à l’interprétation elle-même, c’est à une liberté totale que nous entraîne le beau latin lover, dans un métissage culturel parfois ébouriffant, mais toujours excitant et vivifiant. Pour donner un exemple, le pianiste Federico Lechner commence à interpréter le Prélude n °4 de Chopin façon Signalement Jane B. avant de le métamorphoser en Insensatez qui lui ressemble comme un frère. L’exercice n’est sans doute pas nouveau, mais on s’y prête avec grand plaisir quoique, quand bien même Erwin Schrott nous promettait d’entrée de jeu qu’on était là pour danser et qu’on n’y couperait pas, l’ambiance n’est guère chaude ; les premières tentatives de faire chanter tout le monde en chœur ne rencontrent pas le succès escompté, le public restant par ailleurs irrémédiablement vissé à son siège.
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Heureusement, le programme de la seconde partie produit davantage d’effets et petit à petit le public vibre au diapason du baryton, irrésistible maître de cérémonie ; Bésame mucho fait monter la température d’un cran et dès lors, la salle est acquise : nombreux sont ceux qui se trémoussent, fébriles. C’est alors qu’apparaît, en guest star, Angel Blue, l’Elena du Mefistofele dont la dernière avait été proposée la veille. La belle soprano ne semble guère en voix et la Lady chante plutôt le blues, presque timidement. Cependant, sa complicité avec son partenaire masculin emporte l’adhésion. Puis le concert prend un tour légèrement politique avec une version rock de Hasta siempre, la chanson qui exalte le Che. En dernier lieu, un Quizás, quizás, quizás qu’on fait durer jusqu’à ce que tout le monde chante, puis se lève et esquisse un pas de danse, achève de nous mettre dans une ambiance de « chaude moiteur », pour reprendre le mot de Christophe Rizoud. C’est alors que l’on a droit à un vrai beau cadeau : Erwin Schrott décide de revenir avec le seul bandonéoniste Claudio Constantini pour une ultime reprise, cette fois-ci sans sonorisation. Il dit de son exceptionnel partenaire que c’est une pieuvre ; un magicien, pour le moins, puisque le jeune homme joue du piano de la main gauche et du bandonéon de la droite. Et sans micro, on retrouve le chanteur d’opéra, avec un soulagement et un bonheur indicibles…