Pourquoi l’Otello de Rossini reste-t-il en bordure de répertoire, encore assez peu joué en dehors du festival de Pesaro? Est-il toujours en concurrence avec son alter ego verdien? Le rinascimento rossinien a moins bénéficié aux oeuvres sérieuses, tragiques du compositeur qu’à ses opéras buffa ; les ouvrages plus lunaires mériteraient une attention tout aussi soutenue. Dans le cas présent, si la qualité du livret est discutable – l’adaptation, très libre, perd en richesse psychologique et dramatique par rapport à Shakespeare – la musique est étonnante de modernité, tout rossinienne qu’elle soit, usant largement de cadences avortées, modulations et passages de majeur au mineur rapides pour un résultat tragique à l’extrême. L’opéra de Lausanne est-il parvenu à donner la pleine mesure de ce spectacle ?
La mise en scène de Giancarlo Del Monaco est assurément une belle trouvaille. Un décor qui emprunte au surréalisme, où la mer et le ciel se confondent avec les murs, et qui accueille des protagonistes en livrée «d’époque»: le contraste est saisissant, à la fois esthétique, et intemporel sans recourir à une transposition. Ces murs, étouffants, percés de portes qui se déplacent et permettent de redéfinir l’espace de jeu. Au-dessus, trois tribunes, deux pour le choeur, et une qui verra apparaitre successivement le Doge, Elmiro ou Iago. On ne saurait rêver mieux pour le final de l’acte 2 : au sol gît Desdémone, surplombée par un double choeur, et son père accusateur, majestueux et terrible, depuis la tribune centrale. Seul bémol, certains alignements de portes les font ressembler, dominance de bleu oblige, à des cabines de plage. Fort heureusement, les derniers instants de l’oeuvre sont éclairés au seul flambeau, transformant la dominante maritime en teintes rouges et orangées: on aura rarement été aussi horrifiés par un final d’opéra. Les costumes d’époque sont de belle facture; on remarquera particulièrement Maxim Mironov en Rodrigo et ses cheveux bouclés, beau comme un portrait de haute lignée.
© Marc VANAPPELGHEM
C’est parfois de la musique que nous sont venues quelques réserves. Certes, le premier acte n’est pas le plus aisé à défendre, mais force est de remarquer que tout semblait y chanter de derrière une vitre. C’est d’autant plus dommage que les trois ténors en soi promettaient beaucoup: lorsque l’on s’offre John Osborn, Maxim Mironov et Yijie Shi en Otello, Rodrigo et Iago, il est permis de se réjouir. Or, si une fois le deuxième acte entamé, le problème se résout plus ou moins, il faut admettre que dans la première partie, aucun des trois ne parvient véritablement à un volume satisfaisant. Problème d’acoustique? Mais ni Desdémone ni Elmiro n’en souffrent. Des trois, c’est Maxim Mironov qui passe le moins ; cela dit, c’est une démonstration de style et de technique belcantiste, une voix superbement accrochée, un timbre gracieux et raffiné et une magnifique aisance : malgré le problème cité, il fait un très beau Rodrigo, d’un charisme qui nous ferait prendre parti pour sa cause. John Osborn commence par nous inquiéter avec un tremblement persistant dans son premier air; tout s’arrange ensuite, et le volume, dès la reprise du deuxième acte, est autrement plus convaincant: on crie «enfin!» après l’ira d’avverso fato, tant on a senti la différence. Yijie Shi campe quant à lui un Iago qui suit la même courbe de «progression» qu’Otello, quoique plus à l’aise dès le départ; on notera son air du gondolier très musical. La Desdemone d’Olga Peretyatko est quant à elle d’une belle et triste présence et d’une vocalité séduisante. Elle nous aura gratifiés de plusieurs suraigus d’assez belle facture et d’une chanson du saule tout simplement bouleversante. L’Elmiro de Giovanni Furlanetto est lui aussi tout à fait convaincant, déployant une voix autoritaire et un jeu en parfaite adéquation avec son personnage. Le choeur, qui semble passablement mal à l’aise dans ses costumes rouges, offre une prestation honorable mais qui semble, en ce qui concerne les hommes, manquer de coeur. La direction de Corrado Rovaris suit les chanteurs avec attention; si le tapis sonore est très fusionné, on lui reprochera de ne pas avoir osé plus de contrastes: on ne dépasse que rarement le mezzo-forte, retenue qui amolli quelque peu le spectacle, surtout, encore une fois, au premier acte.
Les chances de voir l’Otello de Rossini sont trop rares, en dehors du festival de Pesaro, pour passer à côté de cette production de l’opéra de Lausanne, qui, fidèle à son habitude, offre un spectacle de grande qualité. Il y a à frissonner d’horreur et à réécouter une oeuvre inventive, innovante, témoin d’un Rossini autre que celui de la Cenerentola, plus difficile, peut-être, mais surprenant de gravité et de modernité : un spectacle cathartique à souhait.