A Salzbourg où on ne fait rien comme ailleurs, les représentations de matinée commencent non pas à quinze heures comme partout, mais au pied de la lettre, dès onze heures, à peine le petit déjeuner digéré. Année Wagner oblige, ce sont les Maîtres Chanteurs, un gros morceau tout de même, qui sont au menu et qu’il va falloir avaler ce matin. Œuvre atypique dans le corpus wagnérien, cette comédie métaphorique dans laquelle le compositeur s’est peu ou prou mis en scène lui-même, est présentée ici avec une démesure impressionnante, des moyens considérables, une imagination débordante, pour un résultat très spectaculaire, au caractère germanique omniprésent.
Toute la mise en scène de Stefan Herheim est conçue comme le rêve de Hans Sachs et de son ami Veit Pogner. Ce rêve naît dans l’atelier de Sachs, où l’on trouve son établi de cordonnier d’une part, son écritoire de poète d’autre part, et tous les accessoires de la vie courante. Par un surprenant effet mêlant ce décor bien réel et le même décor filmé en vidéo, un petit pan de cet atelier sera « zoomé » jusqu’à être agrandi cinq fois, les meubles prenant alors la taille d’un bâtiment tout entier, et les accessoires des proportions vertigineuses, de sorte que les fourmillants personnages eux, par comparaison, deviennent lilliputiens, donnant à l’ensemble de la scène un caractère onirique très puissant. Ouvrant des livres devenus énormes, ces petits personnages nous racontent l’histoire très ancienne des Maîtres Chanteurs, et le combat entre tradition et modernité dont la pauvre Eva est bien malgré elle l’enjeu. Le deuxième acte voit la réédition du même montage, mais avec un autre élément du décor initial, l’établi du cordonnier ; des moyens scéniques impressionnants vont animer de multiples personnages, les principaux protagonistes de l’action, bien sûr, mais aussi des nombreux figurants ou choristes « de passage » venus d’autres univers, d’autres contes qui hantent l’imagination collective des spectateurs. On verra défiler ainsi, d’un tableau à l’autre, Blanche-Neige et les sept nains, le petit Chaperon-Rouge, Peau-d’Âne, le Chat-Botté, Hansel et Gretel, plus quelques autres que, moins familier des contes germaniques, on peine sans doute à reconnaître; après un bref retour au réalisme au début du troisième acte, on verra apparaître sur scène une locomotive à vapeur, des petits soldats de plomb, des géants de carnaval, des marionnettes à taille humaine, tout un univers de fête populaire ou d’illustrations de livres pour enfants, le tout dans un joyeux désordre, sans mesure ni raison, comme dans les rêves en effet, pour un final à la fois brillant et naïf, plus onirique que réellement poétique.
Les principaux intervenants sont traités de façon assez univoque (Wagner n’est pas Freud), caricaturale parfois, la force du trait étant rendue nécessaire par l’abondance des personnages et la volonté de faire ressortir aussi le caractère comique de la pièce.
La distribution est, elle aussi, absolument magnifique. Michael Volle qui chante le rôle d’Hans Sachs a une voix à la fois profonde et chantante, extrêmement solide, une très grande puissance expressive et un rayonnement tout particulier qui lui permet d’en imposer à tous. De son personnage, il exprime tant la bienveillante humanité que le profond bon sens, avec une pointe d’amertume qui en renforce l’épaisseur. D’une égale solidité, mais avec moins de rayonnement, le Walther de Roberto Saccà a plus de vaillance que de charme, c’est sans doute ce qu’on lui demande. Très remarquée à juste titre, la performance de Peter Sonn en David (un nom à retenir) est une très heureuse découverte : salzbourgeois de naissance, ce jeune ténor qui avait surtout pratiqué jusqu’alors les rôles mozartiens, révèle ici une puissance vocale et une réelle beauté de timbre hors du commun. Son caractère primesautier et juvénile a d’emblée conquis le public. Très bien distribué également, Georg Zeppenfeld qui chante Pogner donne noblesse et grandeur à son rôle, sans quitter une certaine bonhomie. C’est l’excellent baryton Markus Werba, bien connu du public français (et par ailleurs petit-fils du célèbre pianiste, compositeur et merveilleux accompagnateur de lieder Erik Werba) qui prête sa voix à Sixtus Beckmesser. Par le charme de son timbre, le caractère éminemment lyrique de sa prestation, il réussirait presque à nous rendre sympathique le rival malheureux de Walther, pourtant le personnage le plus ridicule de la pièce. Du côté des (rares) rôles féminins, Monica Bohinec en Magdalena a paru très à l’aise, campant le personnage avec rondeur et humanité alors que Anna Gabler en Eva semblait plus tendue : la voix, bien puissante, manquait peut-être un peu de souplesse et de suavité dans l’aigu. Les autres rôles sont tous tenus par d’excellents chanteurs, chœurs compris, sans aucune faiblesse.
Mais que serait un opéra de Wagner sans un bon orchestre ? La prestation du Wiener Philharmoniker fut à cet égard exemplaire, elle aussi. Non seulement l’orchestre a assumé sans jamais faiblir les presque six heures de spectacle (le festival accordait tout de même une heure de pause au moment du déjeuner…) mais il a participé avec enthousiasme à l’esprit festif et rocambolesque de la mise en scène, soutenant les chanteurs avec beaucoup d’efficacité et de talent, sous la direction énergique de Daniele Gatti en grande forme.