L’amateur parisien d’opéra français des XVIIe et XVIIIe siècles reste souvent sur sa faim. Certes il bénéficie d’une offre pléthorique et peut facilement assister à des résurrections d’œuvres tombées dans l’oubli depuis leur création, et ce plusieurs fois par saison. Mais il doit trop souvent se contenter d’effectifs réduits ou de musiciens n’ayant pas pu suffisamment répéter avant la représentation. Rien de tel à l’Opéra Royal de Versailles dans un proogramme infernal sur le papier comme dans les faits.
Dans la lignée de son récent Miranda et du prochain Et in arcadia ego, Raphaël Pichon a réuni des extraits d’œuvres et de compositeurs variés autour d’une trame narrative qui vaut ce qu’elle vaut (détaillée dans le programme de salle) mais qui a le grand mérite d’être très dispensable, tant le spectateur peut se laisser porter par la qualité de la musique et de son interprétation. Tous les morceaux, tirés d’œuvres profanes et sacrées, composent ce soir, non pas un opéra, ni une symphonie mais bien une messe imaginaire découpée en cinq parties (Introït, Kyrie, Graduel, Séquence & Offertoire, Communion). On y croise des airs souvent très connus de Gluck et de Rameau mais aussi de Rebel, Charpentier, Gilles, de Lalande et Lully composés pour chœur, soprano et surtout baryton, et évoquant les Enfers. A l’exception de cette Messe de Requiem composée sur des thèmes de Castor et Pollux (très intéressante version pour baryton de « Tristes apprêts »), rien de vraiment inédit pour l’amateur d’art lyrique, mais un ensemble très intelligemment construit qui renouvelle l’intérêt que l’on peut trouver à ces différents tubes. On croirait presque que la scène d’Ubalde et du chevalier danois (Armide de Gluck), le Requiem de Jean Gilles et l’entrée de Pluton (Hippolyte et Aricie de Rameau) ont été composés à la même période tant l’enchainement de leurs extraits parait naturel. Le pari était pourtant risqué car l’excitation générée par ces passages infernaux tient beaucoup au fait qu’ils représentent le climax non seulement dramatique mais aussi musical d’œuvres dans lesquelles ils se distinguent par une grande audace de composition.
Et pour que ce programme infernal s’enflamme, on n’a pas lésiné sur le bois ! Une trentaine de musiciens et dix choristes, dont plusieurs deviennent solistes : remarquable Eugénie Lefebvre, débordante de désir dans le monologue d’Armide, très net et percutant Clément Debieuvre, Arnaud Richard fier et probant. Dans l’écrin de l’Opéra Royal, l’effet est spectaculaire et participe à l’effroi que doit inspirer cette musique. Nos musiciens ne sont pas bégueules, ils s’investissent corps et âme, mais avec un soin que l’énergie ne vient jamais contredire. Il faut voir les hautbois claironner cornets en l’air et les cors jouer en se positionnant en quinconce dans la Danse des Furies de Gluck, ou ce violoncelliste qui joue les diablotins en s’arcboutant sur son instrument et crochetant excessivement ses doigts, ou le chœur dont les membres se replacent à chaque nouvel ensemble, sur scène ou autour de la salle. L’Ensemble Pygmalion est ce soir d’une exubérance rythmique et d’une gourmandise harmonique incroyables, cherchant à porter cette musique à son point d’incandescence, entrainés par Raphaël Pichon dont la baguette précise est outil d’orfèvrerie.
Ainsi entouré, Stéphane Degout est transcendé. Nous l’avions déjà entendu sur scène en Oreste et en Thésée, il nous a semblé le redécouvrir dans ces rôles. Si le dialogue de l’orchestre avec le chanteur fait des miracles, c’est paradoxalement parce que le sobriété de ce dernier est à l’opposé de l’exubérance du premier. Stephane Degout dose ses effets avec une économie remarquable. Admirez d’abord sa stature, même assis au milieu de la scène, silencieux entre les airs, la mine sombre, avant de partir à l’assaut de son pupitre avec vivacité et virilité, mais sans aucun effet superflu. Son chant est à ce même diapason, il s’en tient toujours au minimum d’effets nécessaires, mais les investit avec une telle puissance que davantage ne serait que fioriture parasite. Sa prononciation n’est pas seulement parfaite, elle produit un impact. Que le baryton saisisse le spectateur à froid avec un premier « ah ! » terrifiant dans Zoroastre, qu’il fasse mourir la voix de Thésée sur un « punir » exhalé avec provocation, la focalisation et la maitrise de son émission sont phénoménales et, même si son timbre peut sembler assez monochrome, il possède une couleur profonde et moirée. Dans « Monstre affreux », comme Florian Sempey, il allège la reprise pour jouer l’hébétude mortifère, mais sa gradation conclusive est plus spectaculaire encore.
Le concert s’achève avec une adaptation pour chœur de l’air de Bellone dans Les Indes galantes qui souligne tout ce que ce concert a de choral. Loin d’être le simple récital d’un chanteur exceptionnel, c’est une œuvre collective dont on espère vivement qu’elle sera immortalisée au disque.