Au départ de ce spectacle, il y a un récit de l’écrivain japonais Yasunari Kawabata, maître de la nouvelle, et la séduction que ce texte a exercé sur le compositeur Alexandre Desplat. Bien connu des cinéphiles, très largement récompensé par de nombreux prix internationaux pour ses partitions consacrées au cinéma, Desplat aborde ici pour la première fois le genre de l’opéra vis à vis duquel – il s’en explique dans le programme – il a toujours éprouvé quelques réticences craignant les excès de lyrisme et de sentimentalité. Mais arrivé au faîte de sa carrière, le compositeur, avec l’aide de sa compagne Solrey, s’est trouvé confronté à ce texte inspirant et a résolu de l’adapter puis de le mettre en musique, ou plus exactement d’en faire un spectacle musical, la forme retenue n’étant pas à proprement parler celle d’un opéra, mais plutôt celle du théâtre musical. En effet, l’œuvre alterne de nombreux passages parlés, le plus souvent sur fond de musique instrumentale, et quelques passages chantés, écrits avec une prosodie encore très proche du récit. L’expression lyrique est réduite au minimum et le traitement des voix repose entièrement sur le texte dont la musique suit les intonations.
Dans une forme extrêmement concise, la nouvelle de Kawabata traite de la force du silence, de la création littéraire, de ce qu’il advient d’une pensée lorsqu’elle se tait et de la place qu’y prennent les autres face à celui qui ne s’exprime plus. Le récit met en scène un vieil écrivain victime d’un accident vasculaire cérébral : il ne parle ni n’écrit plus ; sa fille aînée lui tient compagnie et un ancien disciple vient lui rendre visite. Deux récits parallèles viennent se mêler à cette histoire, celui d’un fantôme féminin qui hante la banquette arrière des taxis, et celui d’un jeune écrivain devenu fou dont la mère est seule à pouvoir lire les textes sur du papier qu’aucune encre ne noircit, ce deuxième récit étant issu d’un roman de l’auteur. Tout cela est abondamment nourri de sens et d’intensité, mais par petites touches, en légèreté, par évocation plutôt que par une narration continue.
Mikhail Timoshenko, Camille Poul et les United Instruments of Lucilin © Silvia Delmedico
La partie instrumentale très séduisante transcende tous les genres. Trois groupes d’instruments – flûtes, clarinettes et cordes, chacun par trois – et un percussionniste omniprésent constituent l’effectif réduit auquel le compositeur a confié la tâche d’évoquer le Japon, le silence, les non-dits et les tensions qui règnent autour d’un vieil homme diminué, le mystère des vies qu’on croise et dont on ne sait rien. Il se dégage de la partition un charme certain, un fort pouvoir évocateur qui en font une incontestable réussite, servie par des instrumentistes de grand talent et d’une précision remarquable. Les musiciens du United Instruments of Lucilin, bien visibles en fond de scène sont revêtus de splendides costumes inspirés des moines bouddhistes et contribuent donc au visuel du spectacle auquel ils sont parfaitement intégrés. Les parties des voix sont traitées à peu près comme celles des instruments, de façon volontairement peu lyrique, de sorte que la ligne du chant est souvent lente à s’émouvoir. L’abondance de texte parlé, l’absence d’ensembles vocaux rapprochent donc cette partition du théâtre musical plus que de l’opéra.
La mise en scène présente la même sobriété efficace que la partition. L’usage mesuré de la vidéo permet de couvrir tous les lieux du récit (le taxi, la chambre de l’écrivain, l’asile) avec trois fois rien de décors et les costumes inspirés de la tradition japonaise contribuent à asseoir une esthétique orientale du meilleur effet. Il se dégage de l’ensemble une impression poétique forte, faite d’allusions, de détails qui font sens, dégagée du superflu.
Reste l’interprétation qui est probablement la partie la plus faible du spectacle, ou plutôt celle qui nous a le moins convaincu. Le narrateur (Sava Lolov), dont la voix est légèrement amplifiée, ne parvient pas à imprimer son propre rythme en lien avec la partition instrumentale, malgré une excellente diction. Son débit manque de naturel et de fluidité. Outre celui du narrateur, il lui incombe aussi d’assurer différents autres rôles, le chauffeur de taxi, le vieil écrivain muet vu de dos, dont il s’acquitte avec justesse.
L’écriture de la partie du baryton-basse explore un très large ambitus, avec de fréquents recours à la voix de tête ou à une voix mixte pour le registre aigu. Le timbre du jeune russe Mikhail Timoshenko est riche et chaud dans le registre grave, mais le jeune chanteur est sensiblement moins à l’aise avec ces techniques de voix mixte, perdant là volume, couleur et assurance, ce qui nuit beaucoup à l’homogénéité de sa prestation ; erreur de casting, en quelque sorte. C’est dommage pour l’œuvre mais c’est aussi dommage pour lui, qui a tout ce qu’il faut pour envisager une très belle carrière, pour autant qu’il choisisse des rôles qui mettent mieux ses capacités en valeur. Camille Poul, qui assure avec conviction le rôle de la fille du grand écrivain, possède une voix assez typée, pleine de fraîcheur, qu’on imagine volontiers dans des rôles d’enfant (elle fut Yniold dans Pelléas et Mélisande et l’Enfant dans L’Enfant et les sortilèges), et une belle présence en scène. Dans le rôle d’une vieille fille murissante, on peut penser qu’un timbre plus moelleux, une approche plus ample du personnage lui auraient donné un caractère plus universel et une portée plus grande au propos du compositeur.
Signalons que ce spectacle se donnera à Paris, au Théâtre des Bouffes du Nord les 2 et 3 mars prochains.