1815 : Napoléon rend les armes à Waterloo ; Rossini fourbit les siennes à Naples. Elisabetta, regina d’Inghilterra, sa première création in loco, veut convaincre du bien-fondé de sa réputation un public exigeant en matière d’art lyrique. L’antique Parthénope ne se targue-t-elle pas d’être depuis le XVIIIe siècle la capitale de l’opéra. Ses musiciens sont les meilleurs d’Italie, ses chanteurs enviés par l’Europe entière. La fin justifiant les moyens, le baptême du feu se transmute en partition ébouriffante, où la virtuosité domine, où le brillant l’emporte sur la tendresse, exception faite du duo entre Matilde et Elisabetta au deuxième acte – rare accalmie dans un ciel sinon tempétueux –, où l’habileté prendrait le pas sur la témérité si déjà le jeune compositeur – 23 ans ! – ne commençait à bousculer la forme, moins dans le récitatif accompagné – dont Mayr à Naples avait auparavant fait usage – que dans la construction complexe du finale du premier acte, un des sommets d’une œuvre qui en comporte plusieurs.
C’est dire l’intérêt d’un opéra, souvent méjugé en raison de son ouverture empruntée à Aureliano in Palmira avant d’être de nouveau reprise dans Il barbiere di Siviglia, et surtout peu joué en raison de ses innombrables difficultés. Pesaro l’affichait en 2021 dans une mise en scène de Davide Livermore inspirée par The Crown ; Marseille l’ajoute cette saison à son répertoire mais en version de concert. Le dénominateur commun de ces deux séries de représentations : Karine Deshayes dans le rôle-titre. Les affinités de la mezzo-soprano française avec le répertoire rossinien ne sont plus à démontrer. Elles s’imposent une fois encore avec une évidence telle que l’on ne sait qu’écrire de plus que ce qui a déjà été maintes fois décrit : l’or du timbre, la longueur de la voix, la maîtrise technique, la précision du trait, l’incroyable agilité. Tout cela est déjà beaucoup mais il y a davantage : la justesse de l’interprétation nourrie par l’expérience scénique de l’année précédente, cette évidence dramatique confondante de naturel à laquelle parvient l’art le plus artificiel qui soit. Là est la magie de l’opéra. Par le regard, par le geste, par le port de tête et, avant tout, par la tension imposée au récitatif, la reine outragée se dresse sur scène dans la splendeur de sa majesté, dût cet éclat faire involontairement de l’ombre à ses partenaires.
Ruzil Gatin (Norfolk) et Julien Dran (Leicester) © Christian Dresse
Ainsi, Giuliana Gianfaldoni, soprano d’une ampleur insuffisante pour le rôle de Matilde, n’existe qu’au-delà d’une ligne située dans le haut médium. Cet Oscar du Bal Masqué à Parme l’an passé, cette Musetta de La Bohème prochainement à Vérone, offre alors la fraîcheur d’un chant dont l’essence reste légère et la souplesse inhérente à sa vocalité.
De même, Julien Dran s’aventure en des terres dont il n’est pas certain qu’elles correspondent aujourd’hui à son profil vocal. La voix a gagné en largeur, le métal s’est cuivré, sans pouvoir cependant répondre à toutes les conditions posées par Leicester, aux extrémités de la tessiture notamment. L’écriture, conçue à la mesure barytonale – et monstrueuse – de Nozzari, le contraint à chanter trop souvent en force, au détriment des effets nécessaires à la caractérisation.
Ruzil Gatin en Norfolk évolue plus naturellement dans un univers dont il a appris les codes en 2017 sur les bancs de l’Accademia rossiniana de Pesaro. La hauteur de l’émission, l’apparente facilité avec laquelle l’aigu jaillit, vertical et précis, la franchise des couleurs, sans cette surexposition préjudiciable à certains de ses confrères, la vaillance – mieux, la liberté – confirment la nature d’un authentique ténor rossinien, appelé à compter dans sa catégorie, dès qu’il aura peaufiné sa vocalise et enrichi son vocabulaire (il chantera Aménophis en début d’année prochaine dans la reprise lyonnaise de la mise en scène aixoise de Moïse et Pharaon)
Moins exposés, Floriane Hasler (Enrico) et Samy Camps (Guglielmo) font valoir pour la première l’étoffe capiteuse du timbre, pour le second l’engagement inconditionnel que l’on peut attendre du fidèle serviteur d’Elisabetta.
Nul n’est épargné dans cette marche vers la gloire menée par le jeune Rossini. Les chanteurs certes mais aussi les chœurs, conquérants, et l’orchestre, notamment les instruments à vent. D’un mouvement de bras dont la nervosité n’entrave pas la conduite du récit, Roberto Rizzi Brignoli galvanise les forces chorales et orchestrales – mention spéciale pour la première clarinette. Sous sa direction, la parole rossinienne s’épanouit, généreuse et éloquente au point que la soirée, entrecoupée d’applaudissements, s’écoule sans longueur, pour s’achever en feu d’artifice par une cabalette époustouflante où Rossini roi sacre Karine Deshayes reine.
Deux représentations encore, le jeudi 10 novembre à 20h et le dimanche 13 novembre à 14h30.