Felix Mendelssohn n’a pas composé d’opéra, alors qu’il en avait pourtant, par son écriture musicale, la puissance narrative. Mais il estimait toutefois être dépourvu de talent dramaturgique pour briller dans l’art des histoires à tiroirs emblématiques du genre opératique. En lieu et place, il composa Elias, une somptueuse fresque chorale qui n’a, au demeurant, rien à envier à l’opéra. C’est dans l’encre de la musique des maîtres baroques que Mendelssohn trempe ici sa plume et parvient à renouveler le genre, offrant avec cette œuvre le plus bel oratorio religieux de la première génération romantique. L’humain et le divin, l’histoire et la prière fusionnent ici dans cette vaste peinture musicale riche de détails et de nuances. La ferveur électrique et grandiose de la partition se déploie ici dans un théâtre sacré qui exalte un élan de l’âme presque Schumanien. L’œuvre suscite l’émotion avec le chœur et ses alliances des timbres dans un somptueux tissu symphonique. Chaque détail finement ciselé révèle la quintessence lyrique et infiniment poétique de l’oratorio.
Grande œuvre classique, Elias est à l’évidence influencée par Bach et Haendel. Il n’est donc guère étonnant que l’on ait fait appel en cette soirée au Théâtre des Champs Elysées, au chef Masaaki Suzuki. Connu pour ses enregistrements de la musique de Jean-Sébastien Bach, le chef japonais entre dans la dimension mendelsohnnienne par la grande porte en tirant le meilleur de l’Orchestra of The Age of Enlightenment. Philippe Herreweghe et Raphaël Pichon avaient porté haut le flambeau des instruments anciens dans leurs interprétations respectives de l’œuvre. Ici Suzuki électrise littéralement la partition en insufflant une fougueuse dynamique aux élans orchestraux pour qu’aucun temps mort ne vienne entamer, comme c’est parfois le cas, le rythme de l’oratorio. Elias retrouve ainsi sa force dramatique, telle que Mendelssohn l’avait rêvée. Mais en même temps, le chef sait également mettre en exergue la luminosité de la partition avec une délicatesse presque élégiaque. Dans cette œuvre, le chœur joue un rôle considérable, il sait gronder, implorer, prier. L’ensemble choral the Age of Enlightenment présente de belles qualités qui confère une remarquable amplitude aux moments d’exaltation, et une profondeur émouvante aux parties plus introspectives. Les parties piano sont exécutées avec un soin d’orfèvre. Plusieurs choristes atteignent même le niveau de qualité des solistes, lors de leurs interventions ponctuelles.
Aucune star parmi la distribution, mais quatre solistes à la solide expérience, notamment du répertoire du baroque et aussi du lied, maniant un art consommé de la déclamation, qu’ils soient sur l’avant-scène ou parties intégrantes des innombrables ensembles qui parsèment l’œuvre. L’individualité doit savoir ici faire place à la fusion qui exige de chaque soliste humilité et musicalité. Et à cet égard, la distribution est exemplaire. Carolyn Sampson, familière du baroque, montre ici combien le répertoire romantique lui sied. La voix est belle et légère mais elle semble être en retrait ne jouant que discrètement de son talent gracile et élégant, soucieuse sans doute de servir l’œuvre que d’y briller. Elle trouve toutefois dans la Veuve de superbes opportunités de faire valoir son beau timbre lumineux. Une artiste qu’il faut suivre de près tant ses qualités vocales séduisent dès les premières interventions. La jeune mezzo franco-britannique Anna Stéphany possède elle aussi un fort beau timbre chaud et velouté, apte à exprimer avec une réelle densité les différents affects des personnages, Elle s’illustre dans sa double partie de la reine Jézabel et de l’Ange avec une voix sombre d’une sensualité frémissante, mais aussi par la distinction de sa diction. Robert Murray, remplaçant au pied levé le ténor Brenden Gunnell, distille un chant délicatement ouvragé d’inspiration baroque parfaitement bienvenue dans cette œuvre dont l’essence même est un lien organique entre Mendelssohn et Bach. Sans pour autant avoir la beauté du timbre, le style impeccable, la justesse de la prononciation, l’ampleur de la respiration d’un José van Dam d’un Stéphane Degout ou d’un Mathias Goerne, Roderick Williams offre toutefois un Elie de belle facture, très convaincant dans la caractérisation de son personnage de par ce souci constant de traduire la profonde humanité de celui-ci, élevant ainsi la musique vers les sommets dramatiques que requiert la partition. On sent alors Elie s’ouvrir peu à peu à cette lumière qui habite la pièce jusqu’à s’élancer vers les cieux sur son chariot de feu, transfiguré par le sentiment d’avoir accompli sa mission auprès de ses semblables. Une soirée digne d’intérêt sans toutefois atteindre les fulgurances sublimes d’un Pichon et d’un Degout tous deux sur scène réunis, comme dans cette soirée mémorable il y a trois ans à la Philharmonie où la lumière divine éclatait comme une aurore…