Les célébrations du centième anniversaire du Festival de Salzbourg devaient normalement avoir lieu l’été dernier. Réduites à deux productions seulement en raison de la crise sanitaire, elles ont été étendues à la saison 2021, qui offre donc une programmation riche et complète. Parmi ces deux productions figurait, mise en scène par Krzysztof Warlikowski, et reprise cette année une Elektra magistrale, d’une force dramatique hors du commun et en même temps d’une grande sobriété, appuyée par une réalisation musicale de tout premier plan.
Tirant un parti très efficace de la disposition tout en longueur des lieux, de leur ampleur aussi, le dispositif scénique divise le plateau en deux parties : d’un côté une sorte d’atrium où l’eau est omniprésente figure les espaces extérieurs, de l’autre côté une cage de verre, espace clos où se jouent, visibles ou non, les actes du drame : c’est la chambre où Clytemnestre vit recluse. Récit, dialogues et commentaires d’une part, action dramatique de l’autre. Superbement éclairés, ces espaces occupent toute la largeur de l’immense plateau du Felsenreitschule tout en créant – c’est une gageure – des lieux propices à l’intimité. Un dispositif vidéo dû à Kamil Polak permet de visualiser certains détails, ou au contraire de créer des effets saisissants qui envahissent tout l’espace, comme l’apparition d’une énorme tache de sang recouvrant tout le fond de scène au moment du crime final, qu’un essaim de mouches viendra petit à petit recouvrir. La présence d’un long bassin d’eau que les personnages traversent lorsqu’ils entrent en scène pour la première fois, mais dont ils ressortent à peine mouillés, étrangement, figure leur implication dans le drame qui se noue en même temps qu’il est l’élément central du palais des Atrides.
Michaël Laurenz (Egisthe) et Ausrine Stundyte (Elektra) © Bernd Uhlig
Seule entorse au livret, Warlikowski ajoute à l’entame du spectacle, une sorte de prologue en forme de récit véhément où Clytemnestre vient justifier l’assassinat d’Agamemnon en dénonçant les crimes multiples qu’il a commis, ajoutant encore à l’ambiguïté du récit. Qui sont les bons et qui sont les mauvais ? Quels sont les crimes qu’on venge et ceux sur lesquels on fermera les yeux ? La mise en scène, résolument, pose plus de questions qu’elle n’en résout, démontrant par là la richesse du livret.
C’est le sentiment d’intimité, présent dans la plupart des scènes, qui donne sa force au propos dramatique, loin des outrances, des vociférations et des excès sonores qu’on y voit ou qu’on y entend habituellement. Concentrée sur les quatre personnages principaux (Clytemnestre et ses trois enfants), la mise en scène n’a besoin d’aucune transposition pour atteindre son but. La soif de vengeance, la colère, le désespoir, la névrose, la peur ou la volonté d’affronter son destin sont des sentiments universels. Warlikowski, assisté de son dramaturge Christian Longchamp, l’a bien compris : il donne à voir, superbement, il exalte le sentiment dramatique, insistant sur l’implacable volonté des femmes devant leur devoir qui est aussi leur destin, mais ne dévoie jamais son discours, puisant au cœur même du livret les éléments dont il a besoin. Outre la cohérence, le sentiment qui s’en dégage est celui d’une très grande humanité du propos qui touche le spectateur en plein cœur et qui fait sens. Certes, l’hystérie d’Elektra est bien présente, mais la névrose du personnage ne se résume pas à cette seule dimension. La sombre détermination d’Oreste n’est pas non plus sans mélange, ni la position particulièrement fragile de Clytemnestre. Et que dire de Chrysothémis, dont on peut penser que c’est elle en définitive qui tire toutes les ficelles du drame, sous ses dehors de sainte nitouche. Pour chaque personnage, c’est un savant et riche équilibre qui est construit, rendant ainsi hommage tant à Sophocle qu’à Hoffmannsthal, et titillant au passage l’intelligence du spectateur.
La distribution, on le sait, repose sur quatre chanteurs dont la partition exige des moyens exceptionnels. Le casting est ici parfaitement à la hauteur des ambitions scéniques et musicales, sans qu’aucune voix ne domine les autres. Certes, l’Elektra de Ausrine Stundyte est magistrale. La soprano lithuanienne, formée à Vilnius et à Leipzig, fait non seulement preuve d’une très belle assurance vocale mais aussi d’un engagement scénique total, ce qui crédibilise ce personnage tout en contrastes et excès. La voix est puissante mais sans lourdeur. Ménageant intelligemment son instrument pour pouvoir finir en beauté, elle livre une prestation qui marquera pour longtemps. Mais la Chrysothémis d’Asmik Grigorian, sa compatriote, n’est pas en reste. Le personnage est sans doute moins complexe, mais la performance vocale est de niveau égal, le timbre très agréable avec une grande variété de couleurs, et donc une grande variété de sentiment dans le discours. Pur produit de l’école allemande, Tanja Ariane Baumgartner s’est imposée sur les scènes germaniques principalement dans les grands rôles wagnériens où sa voix de mezzo richement timbrée fait merveille. Elle campe ici une Clytemnestre particulièrement ambiguë, à la fois coupable et victime, débordée par ses sentiments et ses passions, sans illusion sur la fin du drame, et partant particulièrement émouvante. Principal personnage masculin de la distribution, l’Oreste du baryton anglais Christopher Maltman est lui aussi d’une très grande intensité. Avec une belle économie de moyens, il conçoit son rôle de façon très introvertie, sombre, implacable, comme s’il exécutait la volonté d’un autre que lui même. Il avait déjà livré ici même une prestation remarquable en Œdipe (Enescu) lors de la saison 2019, avec les mêmes qualités de timbre, de puissance et d’engagement dramatique. L’intervention du ténor Michael Laurenz dans le rôle d’Egisthe ne dépare pas la qualité de cette distribution très homogène.
Sur le plateau comme dans la fosse, la conception musicale, confiée à Franz Welser-Möst et au Wiener Philharmoniker, dans une forme époustouflante, est à la hauteur du propos du metteur en scène. Fluidité du discours, richesse des timbres et de la dynamique, parfaite lisibilité d’une partition pourtant bien dense, sont ici les maîtres mots. Chaque détail d’orchestration est travaillé, chaque intervention des bois, d’une richesse inouïe, est rigoureusement en place, parfaitement intégré dans le discours profondément lyrique et généreux des cordes, emporté d’un seul souffle dans une parfaite cohérence. Particulièrement familier du discours straussien, l’orchestre paraît très à son avantage, c’est un atout de poids. Il offre aux chanteurs un confort total, tant par la richesse des timbres que par la souplesse de la ligne mélodique, comme si la ligne de chant émanait de l’orchestre lui même, en symbiose totale, en parfaite intégration, dans une seule et même conception musicale que domine parfaitement le chef.
Le plaisir d’une salle absolument comble et enthousiaste, contrôle de vaccination à l’entrée et masque FFP2 obligatoire, n’est pas totalement étranger à la réussite de la soirée, que de longues ovations viendront saluer très justement.