« Et ceux qui dansaient furent considérés comme fous par ceux qui ne pouvaient entendre la musique » : sans doute l’Electre de Richard Strauss et Hugo von Hofmannsthal est-elle cette figure nietzschéenne portée par une musique, une vibration intérieure qui, dans l’incroyable déchaînement de la scène finale, « surgit d’elle-même », comme elle le dit à sa sœur. Mais cette conclusion cathartique couve dès le début ; dans les premières mesures gronde déjà la violence de l’ultime déflagration. Réussir pleinement une représentation d’Elektra, c’est montrer cela : une tension perceptible d’entrée de jeu, une vibration qui enfle continûment, sans pause ni retour en arrière, jusqu’à son inexorable aboutissement. Robert Carsen cherche dans la danse et ses mouvements réguliers, répétés comme les rotatives d’une machine impossible à arrêter, une bonne voie pour suivre le fil de la tragédie. Son spectacle, déjà présenté à l’Opéra de Paris en 2013, transforme ce parti pris en succès partiel. Sous un austère décor composé d’immenses panneaux entre lesquels les protagonistes n’ont pour seule issue que le trou laissé par la tombe d’Agamemnon, le plateau reste nu. Electre est entourée de danseuses, tout à la fois chœur antique et prêtresses, spectres, doubles, images fantasmées de son inconscient qui ne perdent rien de l’intrigue. Une fois le rideau tombé, de belles images restent dans la mémoire du spectateur : la reconnaissance d’Oreste livide et figé comme un marbre antique, ou l’inquiétante chorégraphie autour d’Egisthe, illuminée par le scintillement des lames de dizaines de haches brandies par les figurantes. Mais si le propos est assez fin pour éviter de gros contresens, il s’inscrit finalement dans une esthétique quelque peu sage : hiératique et racée, jusque dans son hommage final à Maurice Béjart, cette Elektra n’effraie pas, ne choque point et ne bouleverse guère – ce sont même des ricanements qui accueillent l’apparition du cadavre d’Agamemnon, que sa fille tire du tombeau lors de son premier monologue.
© Emilie Brouchon
Le moins que l’on puisse dire est que Semyon Bychkov s’accorde parfaitement à cette vision : sous sa conduite précise, l’Orchestre de l’Opéra ne se trouvera jamais pris en défaut, ce qui est déjà un exploit dans pareille partition. Les équilibres sonores sont superbes, tel solo de flûte ou de hautbois vient divinement souligner une subtilité du livret ou les états d’âmes d’un personnage. On reste cependant surpris que cette direction, si belle, si maitrisée mais si contenue, soit l’oeuvre de ce chef, si brûlant dans d’autres opéras ou dans le répertoire symphonique.
Peut-être cherchait-il à préserver ses chanteuses. La première d’entre elle, Christine Goerke, qui découvrit cette production en 2005 à Tokyo en chantant Chrysothemis, a pourtant de l’endurance pour deux dans l’écrasant rôle-type dont elle vient à bout sans fatigue apparente. Ses aigus surpuissants font forte impression, particulièrement dans les scènes introductive et conclusive tandis que le timbre, resté clair, dessine une héroïne plutôt candide, volontiers sarcastique, parfois naïve. Mais il aurait fallu davantage de nuances, de legato dans le duo avec Oreste, et un autre souci du texte pour que le portrait convainquît totalement. Arrivée en catastrophe pour remplacer Elza van den Heever souffrante, Camilla Nylund a pour elle la plus belle voix de la soirée, souple et homogène sur toute la tessiture. Les choses se gâtent avec la Clytemnestre pourtant très chic d’Angela Denoke : l’instrument a gardé ses couleurs cuivrées mais le vibrato, envahissant, vient vite entraver la ligne. Quant aux aigus, systématiquement trop bas, ils sont tous écourtés. Si l’Oreste sonore de Tomas Tomasson connaît quelques problèmes d’intonations, Gerhard Siegel est un Egisthe impeccablement phrasé et idéalement libidineux. De parfaits seconds rôles complètent cette reprise de bonne facture, où l’on regrettera simplement de ne pas avoir entendu davantage la musique des fous…