Suite du weekend anniversaire de Richard Strauss ce dimanche 31 août aux BBC Proms. Le Royal Albert Hall vibrait de tous ses murs avec Elektra, une distribution superlative, un chef inspiré et une mise en espace propice au drame. A l’inverse de la Salomé de la veille, Justin Way propose ce soir là autre chose que des entrées et des sorties, esquissant gestes et relations entre les personnages, sans pour autant entrer dans une lecture approfondie de l’œuvre. Il met en place les éléments du drame, un en particulier : Christine Goerke.
Déjà triomphale en début de saison au Royal Opera House dans le même rôle, les Londoniens étaient venus en grande partie pour elle. Ils n’ont pas été déçus : endurance sans faille, souffle prodigieux, puissance et largeur de la voix, tranchants des accents… Le soprano américain possède toutes les qualités requises par Elektra. Pieds nus pour fouler le sol et marteler les émotions qui la traversent, cette Elektra balaye un spectre vertigineux. Douceur des « Allein » du premier monologue ! Velours des appels « Orest » qui vous serrent la gorge quand elle retrouve le frère aimé, perdu et enfin retrouvé ! Véhémence des « Agamemnon » ! Aigus dardés péremptoires ! Il faut excaver certains live historiques pour retrouver pareille performance vocale. Des défauts ? Oui, il y en a. Certaines attaques sont prises par en dessous, pas toujours les plus ardues. Le timbre est étonnement plastique, passant de la rondeur à l’aigreur dans la même phrase musicale, le volume épousant les méandres de ces variations. Il arrive que le vibrato naturel de l’artiste s’élargisse sur certaines phrases.
Doit-on faire la fine bouche quand interprétation et performance physique se marient de façon si électrisante ? La confrontation avec Clytemnestre est dantesque de virtuosité et d’intelligence dramatique. Lorsque la sœur demande si son frère trouvera porte close et que la mère lui répond qu’il erre, fou, avec les chiens, Christine Goerke exhale un « ah » bref et désespéré avant d’exploser littéralement. Dans un crescendo vocal incendiaire, elle conclue la scène par les impossibles ut et si aigus («der jauchzt» ; « Lebens freun ») qu’elle tient huit secondes chacun ! La salle est abasourdie.
Mais les grands soirs ne se font pas seul et gageons que l’américaine aura apprécié sa collaboration avec Dame Felicity Palmer. A 70 ans, la Britannique est fantastique de volume et de fraicheur vocale. Le timbre a toujours ce grain particulier, l’interprète se régalant à jouer de ses nasalités et raucités pour incarner une femme de pouvoir, dont les cauchemars ne sont peut-être qu’un problème parmi d’autres. Le « cisèlement » des mots est exemplaire. Cette diction devrait inspirer tous ses partenaires à l’avenir. Pareille maîtrise conduit à quelques excès et une propension à surjouer. Jouissif !
© BBC
Chrysothémis est le maillon faible de ce trio de femmes. Vocalement du moins car le vibrato est prononcé et des problèmes de justesse parsèment la prestation. La voix est lourde et peu ductile pour le rôle. Mais Gun-Brit Barkmin a d’autres qualités, notamment scéniques. Si cette Elektra de concert revient vers une certaine tradition interprétative penchant du côté du monstre, cette jeune sœur est, elle, loin de l’oie blanche habituelle, plus proche de la femme mûre, de la mère encore sans enfant. Un peu à l’image du travail que Chéreau avait réalisé sur le personnage à Aix.
Johan Reuter, autre chouchou du public londonien, endosse avec succès le rôle d’un Oreste déjà hanté par la tâche qui l’attend. La couleur profonde du baryton fait merveille dès son entrée et pendant le faux récit de sa propre mort. L’humanité de son personnage, il la doit certainement à sa fréquentation du rôle de Barak dans La Femme sans ombre (encore à Londres en mars dernier). Egisthe enfin. Le rôle est court et Robert Künzli parvient à en faire un intermède comique bienvenu au milieu de tant d’horreurs splendides. Ses cris d’effroi depuis les gradins sont particulièrement réussis (au moins autant que ceux phénoménaux de Felicity Palmer !).
A l’orchestre, Semyon Bychkov s’autorise des piani et des respirations inhabituelles dans cette partition, dont il contrôle en permanence le son. Cela n’interdit en rien les tutti fortissimo et la débauche de décibel, mais ménage là aussi un espace temporel et sonore propre à faire de cette soirée un moment de théâtre lyrique. C’est la lenteur de la battue dans la scène avec Oreste qui paradoxalement en fait le suspens. La douceur aussi, quand la sœur pleure avec le frère. Ou encore la danse joyeuse et sautillante, presque viennoise, avec Egisthe qui renforce le comique de la scène. Et enfin la précision de son orchestre – BBC Symphony Orchestra – qui met en valeur les autres solistes de la soirée, tous remarquables et galvanisés. Alors certes, l’Américain d’adoption est parfois obligé de ralentir incongrument, peut-être pour laisser à Christine Goerke l’occasion de faire montre de l’étendue de son souffle. Et on regrettera un final insuffisamment cataclysmique au vu de la prestation de la distribution. Prix de la cohérence pour une interprétation qui n’est pas dans le crescendo continu. Mais combien de poésie, de lyrisme quand il le faut, d’attention dans le traitement des pupitres, de leur contre-chants, de leurs petites fioritures qui mis bout à bout font avancer le drame inexorablement. La BBC propose de réécouter la captation jusqu’à la fin du mois de septembre. On ne saurait trop le conseiller.