Dans le vieux Madrid, entre la Puerta del Sol et la place de Cybèle, le magnifique Théâtre de la Zarzuela, niché au milieu d’un dédale de ruelles, connaît, depuis quelque temps, un regain de popularité assez spectaculaire. Il est devenu l’un des fers de lance de l’art lyrique espagnol. Son directeur Daniel Bianco a fédéré un public très large, grâce une programmation variée : zarzuelas, récitals (Lieder et mélodies hispaniques), concerts et opéras.
Le théâtre a été construit en 1856 grâce à un banquier mélomane, et sur l’instigation d’une association de compositeurs et d’artistes, afin de permettre l’éclosion d’un genre lyrique totalement espagnol et de contrer l’hégémonie de l’opéra italien. Au XVIe siècle, on donnait déjà le nom de zarzuelas à des opéras baroques représentés dans une résidence royale bâtie, hors de la ville, sur une zone de maquis inextricable, une « zarzuela » (littéralement une « ronceraie »). Mais la zarzuela dite « romantique » est née vers 1850 grâce au compositeur Barbieri qui a relégué au rayon des accessoires les personnages mythologiques baroques et mis sur scène le petit peuple de Madrid. Le succès a été immédiat et la Zarzuela est devenue un genre unique dans l’art lyrique européen. Il compte de véritables chefs-d’œuvres à redécouvrir. Les plus grands artistes lyriques espagnols y ont fait leurs classes.
En ce printemps 2021, le théâtre présente une œuvre peu souvent programmée El Rey que Rabió (« Le roi qui avait contracté la rage ») créée en 1891 avec un grand retentissement. Une zarzuela qui porte l’empreinte de l’opéra-comique français. Le compositeur Ruperto Chapí, venait de passer plusieurs années en Italie et en France, où il avait rencontré Saint-Saëns. Lors de la création, ses librettistes et lui-même ont même été accusés d’avoir plagié Le Roi en Vacances, un vaudeville parisien de 1835. Assertion ridicule car déjà en 1868, le vice-roi de La Périchole d’Offenbach se mêlait incognito à ses sujets afin d’apprécier sa cote de popularité. Et, en 1887, le Roi malgré Lui de Chabrier, lassé de sa fonction, se déguisait en page pour conspirer contre lui-même ! Dans la zarzuela le jeune roi espagnol, conscient de la corruption au sein de son administration, annonce, au grand dam de ses ministres prévaricateurs, qu’il va se déguiser en berger, se mêler à ses sujets, s’amuser avec eux et savoir enfin ce qu’ils pensent de son gouvernement. En fait, en se mêlant au peuple, il part surtout à la découverte de lui-même. En 1891, le public n’est pas dupe : l’œuvre est une critique à peine déguisée de la Restauration des Bourbons, du Roi Alphonse XII et de ses conseillers.
Le premier acte se déroule au palais et on est en plein opéra-comique français avec ce qu’il faut de mazurkas et de polkas (La presse avait d’ailleurs comparé le compositeur à un Offenbach espagnol). A la mise en scène, Bárbara Lluch s’en donne à cœur joie dans la bouffonnerie et l’excès. Les courtisans, les ministres et les militaires sont plus ridicules les uns que les autres. Clara Peluffo Valentini les a magnifiquement affublés de costumes et de coiffures grotesques. Dommage que ces personnages ont tendance à surjouer. Cette bouffonnerie débridée aurait sans doute gagné à être plus maîtrisée afin de ne pas gommer le propos caustique de l’œuvre. Ceci dit, on ne va pas bouder le plaisir qu’on éprouve à cette représentation. Le public marche à fond !
Rey que Rabió-Final (Teatro de la Zarzuela © Javier del Real)
Au deuxième acte, on suit le Roi dans ses pérégrinations campagnardes. Ruperto Chapí s’éloigne alors du style français et revient aux sources de la musique hispanique. Le chœur des moissonneurs, au début, donne le ton. Dans le premier village, le monarque tombe fou amoureux de Rosa, la fille de l’aubergiste, et c’est une passion partagée. Se succèdent alors des moments tendres et poétiques magnifiquement réglés par Bárbara Lluch avec une direction d’acteurs sobre et juste. Le magnifique nocturne orchestral, avant le dernier acte, est un moment magique, quand les deux amants rêvent sous le ciel étoilé de la plaine castillane, un décor réalisé grâce a un ingénieux système de rétroprojection, par le scénographe Juan Guillermo Nova, qui nous offre ainsi plusieurs tableaux d’une intense beauté. Les lumières de Vinicio Cheli sont tout aussi remarquables. Et comme le Roi a bien failli attraper la rage, le chien présumé coupable rentre en scène, à la fin, alors que les docteurs délibèrent, affublés de masque anti Covid ! Le petit animal est très applaudi ! C’est une scène pleine de poésie et d’humour qu’on doit au talent du marionnettiste Jofre Carabén.
Quant aux chanteurs, ils font partie de ce qu’on pourrait appeler la troupe du théâtre tant ils sont fidélisés. Le 17 juin, la soprano Rocío Ignacio chantait le rôle de Rosa. Le Roi, écrit originellement pour une soprano, était interprété par le ténor Enrique Ferrer très convaincant dans son dernier air. Le benêt de service, le paysan Jeremías, amoureux de Rosa, était le sympathique ténor José Manuel Zapata. A la fin de l’œuvre, il chante avec brio une tarántula au rythme d’enfer. Barba Lluch lui a cousu sur mesure un personnage à la fois cocasse et touchant. Et puis tout finit bien : au moment où Rosa comprend qu’elle va épouser un roi, celui-ci déchoit ses ministres et nomme Jeremías à un poste officiel mais…très éloigné.
L’orchestre du Théâtre est excellent et le chef Iván López Reynoso, très à l’écoute du plateau, a choisi judicieusement certains tempi plus posés que d’ordinaire. La musique y gagne et respire beaucoup mieux. Et le rythme général ne faiblit pas.
La prochaine saison du théâtre s’annonce brillante. Il faudra retourner à Madrid.