C’est ce qui s’appelle se prendre les pieds dans le tapis. El Pintor, en création mondiale aux Teatros del Canal et en partenariat avec le Teatro Real de Madrid, réunit le compositeur Juan J. Colomer et le librettiste et metteur en scène du spectacle Albert Boadella autour du leg artistique de Picasso, élévé au rang de fierté nationale et « pourfendeur de merde bourgeoise » comme se plait à le répéter le choeur de ses admirateurs à la fin de chaque acte. Pourquoi pas ? Mais la lecture du feuillet distribué en guise de programme donne déjà des sueurs froides. Ce n’est pas que Picasso (renommé Nicasso dans le livret) soit génial. Non, il signe un pacte avec Mefis – surement pour que tout ça fasse plus opera – pour l’aider à répandre le chaos chez les hommes en échange de la gloire et de la fortune. Par chaos, comprendre rupture vers l’abstraction. Mais, et c’est l’aveu du compositeur même toujours dans ce funeste feuillet, Picasso n’ayant jamais franchi le pas de l’abstraction pure, Juan J. Colomer ne franchira pas celui de l’atonalité, les deux étant forcément associées (la seconde école de Vienne est une fake news semble-t-il). Pourquoi du reste avoir choisi ce peintre ? Pour faire couleur locale et rester dans l’entre-soi bourgeois madrilène ? En somme, on pourfendra la merde bourgeoise (la musique mélodique, Wagner, Verdi, Mozart ; Velazquez et Dali même côté peinture) mais point trop n’en faut. On a pas encore entendu une note qu’on patauge déjà en plein hors sujet.
En effet, l’œuvre ne se permettra que quelques audaces dissonantes, surtout dans le dernier acte pendant que le livret enchaînera les poncifs manichéens : Picasso toréador seul contre les autres, Picasso se querellant avec Velazquez figure du passé, Picasso seul moderne etc. Et ce n’est pas le pied de nez de la vente aux enchères finale où il est coiffé au poteau par Pollock dans la course à l’œuvre la plus chère de l’histoire qui rattrapera un tel amas de balivernes. De même, ce n’est pas un beat de hip hop pour accompagner le choeur et l’orchestre qui révolutionnera la musique. Tout comme ériger les graffitis en horizon ultime de l’héritage de Picasso prête à rire quand on sait que ceux-ci trouvent à présent leur place aussi bien sur la carlingue des avions de ligne que dans les musées. Tout cela finit de discréditer ce Pintor dans sa réalisation même.
© J. Villanueva
Satisfaction en revanche avec l’orchestre du Teatro Real qui fait vivre avec métier cette partition de bruit et de fureur plus que de chaos. Les transitions et pastiches musicaux (marche militaire, musique de cabaret, espagnolade) sont bien mis en valeur par Manuel Coves qui a compris qu’en guise de modernité il faudrait se satisfaire de quelques merles dissonants et faire semblant de prendre la vessie du patchwork pour la lanterne de la nouveauté. Le niveau vocal malheureusement n’aide pas à défendre la soirée. Le choeur de la Comunidad de Madrid est bien aigre et rigide, Cristina Faus (Gertrude Stein) tente de dynamiter sa ligne vocale de fausses notes, Toni Comas (Velazquez/Apollinaire) ne propose guère mieux et Josep Miquel Ramon (Mefisto) s’épuise dans un rôle à l’ambitus trop large. Alejandro del Cerro a fort à faire avec Nicasso, personnage toujours en scène et lorgnant sur le ténor héroïque. Il s’en sort avec les honneurs mais au prix d’un chant brut de fondere, sûrement pour rappeler que Picasso ne vaut pas Gonzalez en matière de sculpture. Belen Roig (Fernande) et Ivan Garcia (chef de tribu) apportent eux toute satisfaction.
La réalisation scénique stimule un tant soit peu l’intelligence et le plaisir du spectateur. Plateau et fond de scènes noirs s’illuminent de rectangles ou autres formes géométriques en led. Ces cadres de lumières sont les réceptacles de projections vidéos bluffantes qui donnent vie aux œuvres du peintre pendant que le pauvre Alejandro del Cerro agite un pinceau géant dans les airs, tel un épileptique en pleine crise. Bianca Li signe d’élégantes chorégraphies et assigne à chaque sexe une fonction : les femmes seront des muses et les hommes des obstacles au génie du maître (créanciers, figures des esthétiques dépassées…). Mais la encore, on ne peut s’empêcher de constater, que pour bien fait, cela ne risque pas d’effaroucher le spectateur, prisonnier de l’entre soi, du quatrième mur et de l’élégance clinquante à la manière d’un magasin de mode. Si, à chaque tentative, la création risque de sombrer dans l’académisme toujours en embuscade, alors nos créateurs du jour ont fait la démonstration brillante que tout, absolument tout, finit par devenir académique. Même les échecs. Signe qu’on a bien remué tous ces exquis excréments, ce cochon de bourgeois applaudit et en redemande aux saluts.